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Mag #1
1 – Premier numéro
Enraciner

Le confinement, et après ? par Monseigneur Brouwet

Publié le 16 juin 2020

Alors que nous sortons avec beaucoup de prudence de deux mois de confinement strict, pour Monseigneur Nicolas Brouwet, évêque de Tarbes et Lourdes il est nécessaire de revenir sur ce que nous avons vécu dans nos vies personnelles, dans nos familles, dans notre société.

 

L’Évangile des pèlerins d’Emmaüs que nous avons lu en ce temps pascal peut nous aider dans notre réflexion. Deux disciples retournent chez eux le cœur triste après la mort de Jésus. Leur déception est grande : celui en qui ils avaient mis leur espérance a été condamné et crucifié. Ils n’ont maintenant pas d’autre projet que de retourner chez eux, dans leur village, pour reprendre leur vie antérieure. Cette aventure avec Jésus n’a été pour eux qu’un lamentable échec, une illusion qui les a mis en route et qu’il faut maintenant se presser d’oublier. Jésus ressuscité les rejoint, parle avec eux, ouvre leur intelligence au sens de l’Ecriture. De triste, leur cœur devient brûlant mais ils ne saisissent pas encore pourquoi. Jusqu’au moment où le Ressuscité se fasse reconnaître à la fraction du pain. Ils repartent alors pour Jérusalem annoncer aux apôtres que Jésus est vivant.

Nous venons de passer deux mois séparés physiquement les uns des autres, ne pouvant plus nous réunir pour la célébration de la messe, pour prier ensemble, approfondir notre foi, nous encourager dans l’espérance, assurer le service de la charité. Nous avons certainement vécu des moments d’angoisse, de découragement, peut-être aussi de colère.

“LE SEIGNEUR ÉTAIT LÀ,
MARCHANT AVEC NOUS,
VIVANT, RESSUSCITÉ,
PRÉSENT DANS NOS
MAISONS, NOS HÔPITAUX, NOS EHPAD,
NOS COMMERCES, NOS VILLAGES
ET NOS VILLES.“

Mais nous avons aussi eu le cœur brûlant, de grands moments de joie, de paix, des intuitions sur la vie que nous devrions mener après ce confinement. C’est sur ces moments que j’aimerais vous inviter à réfléchir.

Car Dieu parle dans les évènements de notre vie. Il ouvre notre esprit à l’intelligence de sa Parole. Et il le fait précisément dans le langage de notre vie quotidienne. Il n’a pas suscité cette épidémie. Mais, dans cette épreuve, il fait entendre sa voix. Elle est comme le murmure d’une brise légère. C’est pourquoi il nous faut y être attentif et prendre le temps de l’écouter et de la comprendre. Je retiens personnellement quatre grandes leçons de ce confinement.

1. Une leçon d’humilité
Les premières réactions au coronavirus ont été d’en minimiser son impact en France : notre système de santé était solide, l’épidémie ressemblait à un épisode de grippe, seules les personnes âgées seraient touchées, rien de justifiait la fermeture des frontières, nous ne serions jamais atteints comme l’Italie…
En fait nous avons pris une leçon d’humilité : les scientifiques savaient peu de choses de ce virus et ont longtemps hésité sur les moyens d’éviter sa propagation. Nous avons manqué de masques, de respirateurs, de lits dans les hôpitaux. Sans parler du vaccin.

Cette ignorance a suscité les hésitations de nos gouvernants face à la conduite à tenir, aux décisions à
prendre. Notre Etat a montré la faiblesse de son organisation hautement centralisée. Nous avons également touché les limites d’une mondialisation rêvée.

Les médias, en voulant informer, ont servi de caisse de résonance à ces tâtonnements, démultipliant le
sentiment d’angoisse. Il ne s’agit pas de montrer du doigt et de désigner des responsables. Il s’agit de prendre conscience de notre fragilité, d’admettre les limites de notre savoir scientifique et de notre organisation sociale. Un virus venu de Chine a mis notre pays à l’arrêt ; et nous ne savons pas,
aujourd’hui, dans quelle mesure nous nous en relèverons.

Accepterons-nous d’affronter les limites du système que nous avons mis en place
et d’en tirer les conséquences ?

Notre Eglise a, elle aussi, reçu une grande leçon d’humilité. Très vite la population a été séparée entre ceux qui devaient sortir travailler et ceux qui devaient à tout prix rester chez eux, entre ceux qui exerçaient des activités « essentielles »… et les autres. Nous avons compris que la célébration du culte n’était pas essentielle au pays et que les fidèles et les prêtres devaient rester chez eux.

Y compris lorsque des proches étaient à l’article de la mort dans les hôpitaux ou les Ehpad ; y compris au moment des obsèques. Nos rassemblements n’étaient plus qu’un danger susceptible de propager la contagion et non une nécessité pour nous aider, intérieurement et collectivement, à affronter l’épidémie et ses effets mortels.

Nous nous relèverons ensemble dans la mesure où nous saurons faire face à ces vulnérabilités qui nous sont dévoilées. Celle de notre système de santé, celle de notre Etat, celle de notre culture mondialisée, celle de la place de l’Eglise dans notre société.

 

2. Nous avons appris à dire « merci »

Tous les soirs le personnel soignant a été applaudi. Peu à peu, ce sont tous ceux qui travaillaient – et qui prenaient donc le risque d’être infecté – qui recevaient des remerciements. Nous avons réappris la gratitude pour un travail accompli. C’est un regard nouveau porté sur l’activité professionnelle qui n’est pas seulement une force de production ou une prestation pour mériter un salaire. Un travail est toujours produit par une personne humaine qui s’engage, qui donne d’elle-même, qui prend des risques et des responsabilités pour le service du bien commun. C’est cela que nous avons compris et applaudi. Le salaire est le fruit du travail ; il permet à celui qui l’a fourni de vivre et de faire vivre les siens. Mais il ne dit pas tout de l’engagement personnel du travailleur. C’est cet engagement inestimable que nous avons redécouvert lors de l’épidémie et pour lequel nous avons rendu grâce.

Le fonctionnement de notre société ne repose pas seulement sur des contrats. Il est aussi fondé sur le don de soi, sur des formes diverses de gratuité, de disponibilité personnelle, de risques encourus pour le service de tous.

C’est en considérant cela que nous pourrions aussi applaudir longuement les familles, et plus précisément les parents. C’est sur eux aussi que le système a reposé pendant le confinement. Ce sont eux qui ont dû, sans préparation, passer au télétravail, assurer le soutien scolaire des enfants, organiser les activités communes pour se détendre, écouter, rassurer, encourager, se préoccuper des parents âgés,
soutenir les voisins, rendre des services dans le quartier, préparer les repas, faire les courses, le ménage, la lessive et tous les travaux de la maison…

Tout cela nous a semblé bien normal et en dit long sur la place de la famille dans notre société : elle est le premier lieu de la solidarité ; elle demeure le lieu où chacun est accueilli, respecté, aimé quand la relation sociale devient subitement synonyme de contagion et que l’unique mot d’ordre est de rester chez soi. Que les parents en soient vivement remerciés ! Cette gratitude ne s’est pas exprimée seulement par des applaudissements. Elle a suscité de nombreux gestes de solidarité, d’entraide, de collaboration. Comme si l’exemple des uns avait provoqué la mobilisation des autres. La confection de masques et de surblouses pour les hôpitaux n’en est qu’un exemple. « La cité de l’homme n’est pas uniquement constituée par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d’abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de communion », écrivait le pape Benoît XVI dans son encyclique sociale Caritas in Veritate (CV, 6). Cette économie de la gratuité et du don de soi a réémergé avec cette épidémie. C’est elle qui fait la vitalité de notre nation et qui nourrit la fraternité. Elle s’est révélée au moment où apparaissait la fragilité de notre système de santé et l’incertitude des solutions à apporter.

Un peuple qui sait dire merci s’ouvre à la grâce. Il apprend à recevoir, à dépendre, à donner. « Vivez dans l’action de grâce », écrit Saint Paul aux Colossiens (Col 3,15). « Rendez grâce en toute circonstance : c’est la volonté de Dieu à votre égard dans le Christ Jésus. », écrivait-il déjà aux Thessaloniciens (1 Th 5,18).

3. L’importance d’une humilité de chair
Internet est une révolution et les réseaux sociaux nous mettent en relation constante avec nos parents, nos amis, nos collègues, les membres de nos différents réseaux. Le confinement a démultiplié leur
utilisation et nous avons appris à faire des vidéos ou des visioconférences. Mais nous constatons aussi
que rien ne pourra remplacer les relations de chair et d’os, la présence physique, le face à face. J’ai insisté sur ce point lors de la veillée pascale :

Les médias, les écrans nous mettent en relation mais ils ne nous mettent pas en présence. Or l’absence physique se révèle finalement insupportable, inhumaine.

La chair n’est pas facultative. On peut lui trouver un substitut pour un temps. Mais des relations personnelles se tissent dans la rencontre des corps, dans la mobilisation des cinq sens, en prenant le
risque de la proximité, en éprouvant dans tout son être la présence de l’autre et ce qu’il communique en partageant le même espace.

Dans l’évangile de Pâques la chair est tellement prise au sérieux que Jésus ressuscite avec un corps. Corps glorieux que les disciples ne reconnaissent pas tout de suite mais corps réel qui porte les blessures de la Passion. Jésus ressuscité n’est pas un fantôme : « Voyez mes mains et mes pieds, dit-il à ses Apôtres ; c’est bien moi ! Touchez-moi et rendez-vous compte qu’un esprit n’a ni chair ni os. » Luc 24, 39. Il retrouve ses disciples dans la réalité de sa chair transfigurée parce que nous sommes constitués de glaise et que nous ne savons vivre que dans cette matérialité-là, dans l’épaisseur de la matière que Dieu a créée ; et qu’il prend au sérieux au point de l’assumer personnellement dans le mystère de l’incarnation et de l’élever jusqu’à lui dans la grâce de l’Assomption.
La chair est comme le sacrement de la présence de l’autre. Elle est fragile, vulnérable mais c’est par elle qu’on accède vraiment à lui. Nous ne pouvons pas vivre que de relations dématérialisées. Le corps est sacré même s’il est blessé. Parce que chacun s’y révèle dans toute sa dignité. Même le plus faible.

Or c’est précisément ce plus faible que nous n’avons pas pu accompagner pendant ces deux mois. Combien de personnes âgées sont restées sans visite de leurs proches dans les Ehpad ? Combien de mourants sont partis sans le réconfort d’un regard, d’une dernière caresse, d’un mot d’adieu de la part de la famille ? Combien des morts ont été enterrés sans pouvoir être accompagnés par leurs parents ou leurs amis ? Dans beaucoup d’hôpitaux, de cliniques, de maisons de retraite les prêtres, les visiteurs habituels, les bénévoles, parfois chargés de porter la communion, ont été contraints de rester dehors.
Comme si l’accompagnement des personnes malades ou mourantes n’était l’affaire que des professionnels de santé ou des pompes funèbres. Comme si, à côté des actes médicaux, la présence charnelle, physique des parents, des amis, des prêtres, des visiteurs était superflue, optionnelle, laissée à l’appréciation du directeur de l’établissement. Comme si ce lien d’humanité, que représentent la famille
et la religion, n’était, au fond, plus nécessaire. Comme si, en fin de vie, ne comptait plus que la technique, l’entourage médical, la rationalisation des espaces, du temps, de l’occupation des locaux.

Nous savons maintenant le prix de ces gestes, la chance de pouvoir à nouveau y goûter, le don que représente la proximité physique et combien est précieuse la compagnie des autres. Mais nous avons pris conscience aussi de la grâce et de l’importance de rester présent auprès de ceux qui sont malades ou en fin de vie ; de l’extrême nécessité de les accompagner d’une visite, de notre présence physique, d’une dernière parole, d’un A-Dieu, de gestes, de signes qui traduisent notre amour et notre reconnaissance au moment de la mort ; qui expriment également notre foi, notre espérance dans la résurrection, le regard infiniment miséricordieux du Seigneur alors que la vie décline et qu’elle se montre dans toute sa vulnérabilité. N’abandonnons pas ces instants précieux à la seule médecine ou à la technique !

4. La vitalité de l’Eglise domestique
Les rassemblements étant interdits, nous n’avons pas pu nous réunir pour célébrer la messe. L’impossibilité de fêter ensemble le Triduum pascal a été douloureuse. Ce sont des milliers de chrétiens qui ont été privés des sacrements, en particulier de l’eucharistie et de la confession. Pourtant les pasteurs n’ont pas abandonné les fidèles. Si nous avons été confinés, nous sommes restés connectés. Très vite beaucoup d’initiatives ont été prises pour relayer la messe sur les sites internet ou les réseaux sociaux. Non pas comme une nouvelle manière de participer au rassemblement dominical, mais comme une façon de vivre notre communion dans l’Esprit Saint en période de confinement.

Nous avons redécouvert combien cette communion est profonde, réelle, solide. Et comment l’Eglise est vraiment et définitivement un corps mystique. Les prêtres, en célébrant la messe, même seuls, portaient tous les fidèles, toute l’humanité dans leur prière. Les chrétiens, eux, s’unissaient à ces célébrations, intercédant aussi pour les malades, les personnes isolées, les mourants, les familles en deuil, les familles en difficulté…

Les activités du catéchisme, des aumôneries de jeunes, du catéchuménat, des différents mouvements ont continué grâce à internet. Des familles ont témoigné de la ferveur avec laquelle elles ont suivi ces célébrations et ces temps de prière diffusés par les media, méditant la Parole de Dieu, échangeant des intentions de prière, s’initiant à la communion spirituelle. Et comment ces célébrations ont nourri la communion familiale. Beaucoup de familles ont ainsi réalisé combien elles étaient vraiment des églises
domestiques, l’Eglise vivante et priante, rassemblée à la maison au nom de Jésus ressuscité. Dans les vidéos que j’ai réalisées au moment de l’Angelus et du Regina Caeli j’ai insisté sur ce point : la vie chrétienne se vit d’abord à la maison, dans les activités professionnelles, associatives, politiques, sociales, sportives…Les rassemblements nourrissent notre foi et c’est en communauté que nous recevons les sacrements de l’Eglise. Mais l’épicentre de notre vie baptismale est partout là où nous sommes, là où nous vivons et travaillons, là où nous nous cultivons et nous reposons. Par le sacerdoce commun que nous avons reçu au baptême nous sommes associés à la mission du Christ : mission de porter le monde dans la prière, mission d’annoncer la Parole de Dieu, mission d’étendre le Royaume des cieux dans les activités les plus quotidiennes. Et notre terre de mission est la maison, le bureau, notre écran, notre téléphone, l’exploitation agricole, les commerces, la rue, l’établissement scolaire ou le lieu de vacances… Comme au temps du prophète Ezéchiel qui avait eu la vision de la Gloire de Dieu quitter le temple de Jérusalem pour rejoindre les exilés à Babylone, beaucoup d’entre nous ont fait l’expérience d’une forte présence du Seigneur dans leur foyer pendant ce confinement. Comme s’il avait voulu nous rejoindre et nous encourager à faire de nos maisons des lieux où le Seigneur est accueilli, adoré, loué, invoqué.

Voilà le sens de la fête de la Pentecôte : le Saint-Esprit est donné à tous ceux qui désirent l’accueillir pour devenir son temple. Dieu ne repose pas d’abord dans nos églises : il demeure d’abord en nous. C’est le mystère de son inhabitation dans les âmes : « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » écrit Saint Paul aux Corinthiens (1 Co 3, 16). C’est dans sa lumière que nous discernons le chemin à prendre pour vivre l’Evangile dans notre vie concrète.

Quels changements dans nos vies ? 
C’est justement dans l’Esprit Saint que chacun pourra comprendre ce que les deux mois de confinement ont suscité comme question, réflexion, intuition, décision… En particulier dans trois domaines :

1. D’abord dans la façon de consommer puisque la difficulté de sortir et de faire des courses ont imposé une certaine sobriété. Dans les achats de biens de consommation mais aussi dans les déplacements, les projets de vacances, l’utilisation des moyens de transports, les sorties, les activités de loisir. Même l’expérience du télétravail et des visioconférences nous a interrogés sur la façon de collaborer sans toujours avoir à nous déplacer.

2. Ensuite dans le rapport au temps qu’il a fallu habiter autrement : nous avons été moins dans la surcharge d’activités, dans le stress ou la fuite. Et davantage dans l’organisation personnelle, la reprise en main de son emploi du temps, l’expérience de moments à soi, les temps consacrés à la prière, à la lecture, aux échanges en famille qu’on a reçu comme un cadeau, comme une chance de retrouver nos priorités. Il a fallu aussi apprendre à ne plus pouvoir faire de projet à court et moyen terme, et, par conséquent, à vivre plus pleinement l’instant présent, l’instant donné, sans être immédiatement projeté vers l’avenir.

3. Enfin les relations de proximité, de voisinage, les solidarités les plus évidentes. Attirés par le monde qui s’ouvre à nous depuis internet et les possibilités de voyager, nous ne savons parfois plus regarder la personne qui vit dans la maison ou l’appartement d’en face. Le confinement a permis de rouvrir des portes et des fenêtres entre voisin. Ne serait-ce que pour applaudir ensemble à 20h. Mais surtout pour apporter un repas, garder des enfants, demander des nouvelles. Le 24 mai dernier le Pape François a proposé de se pencher pendant l’année qui vient sur l’encyclique Laudato Si, cinq ans après sa parution.

Or ce texte nous interroge précisément sur le soin que nous prenons de la Création qui est un don de Dieu remis entre nos mains, sur notre manière de consommer, sur notre façon de respecter et de protéger la vie humaine, sur notre relation à la technique. C’est une invitation à relire ce message du Pape à la lumière de l’expérience que nous venons de faire de la pandémie qui a touché notre planète
entière et des leçons personnelles et collectives que nous en tirons.

+ Nicolas Brouwet
31 mai 2020 – Solennité de la Pentecôte

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