Mag #1 1 – Premier numéro Comprendre
À l’heure du Covid-19 : sur le moment et sur l’après
En ce temps pris entre confinement et déconfinement, Le Cerf poursuit sa mission et son métier de publier et est heureux d’offrir en libre accès un entretien exceptionnel avec le frère Bruno Cadoré où,
dans le droit fil de la tradition dominicaine, la foi et la raison entrent en dialogue. Si recueillir sa parole au cœur de la pandémie actuelle est apparu crucial à Jean-François Colosimo, c’est que ses diverses expériences de vie et ses nombreuses expertises de savoir lui confèrent un rare regard global sur la crise planétaire que nous traversons, sur les questions inédites, multiformes, entrecroisées qu’elle pose et sur le profond bouleversement de nos habitudes d’hier que nous avions transformées en certitudes.
Frère Bruno, en tant que scientifique, comment analysez-vous l’irruption de la pandémie ? Était-elle prévisible ou imprévisible ? A-t-elle entamé ou renforcé le magistère savant ?
La pandémie a rappelé que l’ignorance est un moteur essentiel de la quête de la connaissance. Son explosion a conduit à réclamer aux scientifiques des applications pratiques immédiates. Or, ils ne savaient pas tout et c’était bien normal puisque le phénomène, en soi et dans ses conséquences, était pour partie inédit. Certes, ce n’est pas la première pandémie et celle-ci était en quelque sorte attendue, des engagements avaient été pris, des plans d’action préparés. Mais, le moment venu, tout ne se passe pas forcément comme on l’avait prévu. Avec modestie, il faut alors adapter l’action au principe de précaution et accepter d’agir dans un contexte incertain. Enfin, même s’ils apportent leur expertise, les scientifiques n’ont pas vocation à combler la frustration que suscitent ces limitations. Cette redécouverte brutale de l’ignorance et de l’incertitude a heurté la mentalité contemporaine qui s’est habituée à la logique binaire du problème à résoudre et de la solution à apporter. À l’inverse, l’humilité face à l’incertitude est une qualité fondamentale du processus de la recherche. En rendant les armes face à
la pression d’obtenir des « résultats », la science se condamnerait d’elle-même. Une autre distorsion dans la perception a prévalu. Ce sont les sciences biologiques et médicales qui ont été principalement sollicitées et qui, du coup, ont été médiatisées à l’infini ou presque. Or un phénomène tel que la pandémie que nous subissons, qu’il s’agisse d’affronter le moment-Covid ou de préparer l’après-Covid,
convoque bien d’autres sciences, en particulier les sciences humaines, et exige une conversation rigoureuse entre elles.
En tant qu’ancien Maître de l’Ordre dominicain, quel regard portez-vous sur la dimension
planétaire de la crise, sur les inégalités continentales face à la crise sanitaire et sur le besoin de réviser les cadres de la coopération internationale ?
À l’évidence, le virus n’atteint pas de la même manière, ni dans la même temporalité, toutes les parties du globe. Compte tenu des conditions de vie pour une majorité des populations dans l’hémisphère sud, nous pouvons et devons être inquiets à l’idée qu’il s’y propage intensément. La pauvreté qui toujours force à la survie, à la promiscuité et à l’insécurité, l’absence d’infrastructures souvent, l’incurie politique parfois font craindre qu’une telle propagation n’ait des conséquences dramatiques sur la multitude extrêmement vulnérable qui y vit. J’espère que d’ores et déjà les pays nantis travaillent avec les pays démunis pour anticiper une telle éventualité et mettent en place des moyens massifs pour y parer. Mais j’espère encore plus vivement qu’il ne s’agira pas, cette fois, d’un vœu pieux.
En écho à l’appel lancé par le pape François, l’initiative que promeut Paris, et qui consiste en l’annulation de la dette de l’Afrique, va dans ce sens. Mais sera-t-elle suivie par la communauté internationale ? Quelle unanimité, rapidité, entièreté seront ou ne seront pas au rendez-vous ? L’urgence est d’en finir avec les discours et d’entreprendre les actes qu’ils réclament. Là réside le passage consciemment assumé entre l’avant, le moment et l’après du Covid-19.
Qu’en sera-t-il de l’après-Covid pour le christianisme, là encore appréhendé dans ses divers états ?
Comme pour tout le monde ! Le grand bouleversement provoqué par la crise pandémique ne manquera pas d’interroger les équilibres qui, pour être propres aux Églises, n’en ont pas moins été jusque-là considérés acquis. Malgré leurs différences constitutives, il leur faudra régler d’équivalentes questions qu’il deviendra plus malaisé de garder sous le boisseau. Par-delà les variations culturelles, les mêmes tensions occupent chaque communauté eucharistique soucieuse d’être signe d’Église pour la vie du monde. Elles se déploient entre la privatisation de la foi et la vivification de la communion, entre la célébration rituelle et l’animation concrète, entre la valorisation locale et la centralisation institutionnelle, mais aussi, et de là, entre la vie interne et le rayonnement extérieur, entre l’éthique confessante et l’éthique sociale, entre le respect de l’autonomie incessible de l’univers séculier et la légitime attestation de l’intelligibilité spirituelle des réalités matérielles. De ces interrogations sur la diversité des charismes et de cette conversation avec le pluralisme, pourrait émerger une théologie renouvelée de l’Église. Et la fécondité de ce renouveau serait d’autant plus grande si l’accompagnait, en parallèle, un dialogue fraternel lui aussi rénové avec les autres dénominations religieuses.