Le père Pierre de Charentenay sj, ancien rédacteur en chef de la revue Études, apporte son éclairage sur la crise sanitaire actuelle et invite à “reconsidérer la légèreté de nos existences” pour nous préparer sérieusement à faire face à la crise climatique à venir.
Nous avons vécu de manière bien légère, imprudente, inconsciente depuis les grands conflits mondiaux du siècle dernier. On pouvait tout faire, prendre l’avion pour aller trois jours aux Maldives, commander sur Internet n’importe quel plat ou n’importe quel instrument, manger des fraises en janvier, visiter toutes les capitales d’Europe, et fêter le mariage de son cousin d’Amérique à Honolulu, etc. C’était le temps de la liberté totale, faire ce que je veux quand je veux, sans contrainte, y compris celle de mourir quand je l’ai décidé. C’était le temps de la légèreté, où tout est possible sans limite grâce à la puissance de la technique qui avait supprimé les barrières.
Eh bien, non. Ce n’est pas la vie réelle, même si nous en avions rêvé. Il n’y a pas de monde sans limite. Le coronavirus nous le rappelle de manière si violente [1] qu’il faut réagir en prenant des mesures extrêmes et immédiates. Imagine-t-on 4 milliards de personnes confinées ! Imagine-t-on notre espace personnel cloisonné par “des gestes barrières” pendant des semaines !
La crise climatique nous dit la même chose mais autrement [2]. Il faut mettre des limites à nos voyages, à notre consommation, à nos productions !
La différence entre les deux est que nous avons compris, peut-être un peu tard, que le virus nous mettait en danger de mort immédiate, ce que nous ne pouvons pas supporter. Donc, on agit, “quoi qu’il en coûte” ! Alors que la crise climatique se déroule sur un moyen terme qui nous laisse le temps de discuter, de polémiquer, en un sens de ne rien faire qui nous dérange sérieusement. Nous ne voulons pas entendre l’avertissement de la crise écologique parce que les délais sont longs et l’urgence moindre.
Ces deux catastrophes, sous des modes différents, nous font entrer dans le monde des contraintes. On avait oublié qu’elles pouvaient exister, emportés et grisés par tout ce que nous avions inventé, qui nous rend la vie si facile, quand tout va bien. Il a bien fallu obéir et rester confinés, encore que, on a tout essayé et parfois réussi à éviter la contrainte, même au temps du virus et de l’urgence absolu : un million de parisiens ont décidé qu’ils seraient plus forts et plus libres en s’enfuyant dans leur résidence secondaire.
Demain, nous ne changerons pas du tout au tout. Je n’y crois pas et le danger est bien de reprendre notre rythme d’avant dès que possible, dès que la contrainte médicale et étatique sera allégée. Les industriels sont sur les starting blocs. Car la dynamique du développement, des entreprises et du profit est puissante. Elle est visible. Ce qui est moins visible mais tout aussi puissant, c’est le désir du consommateur qui veut garder son style de vie, ses facilités. C’est cette double dynamique qui épuise notre planète ; les ressorts de notre épuisement, ce sont les choix de chacun, la liberté qu’on veut garder et la légèreté de nos existences. Car “l’agent pathogène dont la virulence terrible modifie les conditions d’existence de tous, ce n’est pas du tout le virus, ce sont les humains !” [3].
Ce virus vicieux est un clin d’œil mortifère sur ce qui sera plus grave encore, car la crise climatique touchera la terre entière et fera des millions de morts. Nous pourrions profiter de cette occasion pour reconsidérer la légèreté de nos existences, leur irresponsabilité. Alors lentement, s’il importe d’abord de sécuriser notre vie dans l’immédiat, nous pourrons progressivement nous préparer sérieusement à faire face à la crise climatique en reconstruisant ce que nous ne voulons pas, des barrières. Reprendre conscience des limites et redonner du poids à l’existence.
[1] Bill Gates nous avait prévenu il y a 5 ans. Personne ne l’a entendu.
[2] Pierre de Charentenay, Face à la crise climatique, Éditions Chemins de dialogue, avril 2020. Le livre est imprimé, mais en confinement chez l’imprimeur, puisque les librairies sont fermées !
[3] Bruno Latour, Le Monde, 25 mars 2020