Introduction de Mgr Éric de Moulins-Beaufort, Président de la Conférence des évêques de France, au livre « Ensemble pour notre Terre, Les évêques de France s’engagent au service de l’écologie intégrale », aux Bayard Éditions, Mame et Les Éditions du Cerf, 2023.
En juillet 2019, le Conseil permanent de la Conférence des évêques qui prenait ses fonctions a réfléchi à ce que signifiait annoncer aux humains aujourd’hui la bonne nouvelle du salut. Pour avancer dans cette question, il s’est demandé quelle trace notre époque laisserait dans l’histoire et ce que nous, évêques, pouvions en dire ou y faire. Deux sujets se sont imposés : la découverte des abus sexuels commis par des prêtres et la nécessaire attention nouvelle due aux personnes victimes d’une part ; la prise de conscience à l’échelle mondiale des limites de la planète, d’autre part.
Sur le premier sujet, un travail était engagé qu’il fallait mener à son terme, au prix de certains renoncements et de changements de manière de penser et d’agir. Sur le second, tous les participants se sont référés à l’encyclique Laudato si’ mais pour se demander bien vite : qu’en faisons-nous, au-delà de quelques conférences ? Déjà, le processus « Église verte » avait été lancé avec les autres confessions chrétiennes mais il ne pouvait suffire à incarner la prise en compte par l’Église, dans toutes ses structures et à tous les niveaux, des menaces pesant sur la vie ou la survie de beaucoup, voire de tous, et des transformations en cours dans les entreprises, dans le monde agricole, dans les habitudes de consommation et de production de beaucoup. Quelques rencontres avaient mis les évêques présents en contact avec des jeunes adultes qui changeaient assez radicalement de mode de vie ou de manière de réfléchir, comme un mouvement de conversion, qui n’avait pas besoin du Christ et moins encore de son Église mais dont certains se montraient reconnaissants de la force du texte pontifical et attendaient que les diocèses, les paroisses, les mouvements, deviennent des acteurs véritables des transformations nécessaires et aident à dessiner un avenir autre que la catastrophe inéluctable. L’idée même de salut paraît engagée. Pour le dire crûment, de quoi notre monde contemporain a-t-il conscience d’avoir besoin d’être sauvé, sinon des conséquences éventuellement dramatiques du changement climatique ? De là une conviction : la proclamation du salut ne peut ne pas tenir compte de cette attente.
De ces constats est venue la décision de consacrer une journée et demie de l’assemblée plénière de novembre à écouter quelques personnes incarnant cette conversion écologique et de le faire, non pas les évêques entre eux seulement mais chacun avec deux personnes de son diocèse susceptibles de l’aider à poursuivre la réflexion localement et de mettre en œuvre des processus de transformation. La première édition fut joyeuse, intéressante, stimulante, et l’assemblée des évêques a voté la proposition de poursuivre le travail pendant trois années, en y consacrant une journée et demie à chaque réunion, autour de quelques thèmes : « Cultiver la terre et se nourrir », « Produire et créer », « Le cri des pauvres », « L’écologie intégrale » avant une conclusion à la fin du mandat du conseil permanent qui avait lancé le processus. La crise sanitaire et le confinement qui a suivi nous ont obligés à renoncer à une des assemblées et à en tenir deux en visioconférences, si bien que le travail engagé n’est pas parvenu pleinement à son terme qui eût approfondi l’idée d’une « écologie humaine intégrale ». De plus, le va-et-vient espéré entre deux assemblées, du niveau national au niveau local, n’a pu fonctionner vraiment. Des visites ou des événements qui auraient pu avoir lieu et qui auraient permis d’enrichir la réflexion commune n’ont pas eu lieu.
Il en est résulté, en avril 2022, une réflexion insuffisamment aboutie pour approuver un document doctrinal ou une liste des engagements qui auraient pu être pris. Le travail inachevé a été remis à une instance de la Conférence des évêques, le Conseil « Famille et Société », groupe d’évêques et d’experts chargé de prendre en charge la réflexion sur les sujets de société avec l’appui du service national « Familles et Société ». Ce conseil a décidé de reprendre les contributions de ce parcours de trois années dans un volume, en y ajoutant des témoignages d’évêques, des recommandations issues des échanges entre « référents diocésains à l’écologie intégrale », un texte doctrinal un peu allégé et restructuré. Le tout représente non pas un engagement précis des évêques mais un appel à poursuivre le travail, notamment au niveau local.
Partout, en effet, les agriculteurs se remettent en question et transforment leurs modèles de production mais aussi de distribution ou cherchent à le faire ; les industriels renouvellent les processus de fabrication, prennent au sérieux l’économie circulaire, font le lien entre leurs transformations techniques et la nécessité sociale d’inclure un maximum de citoyens dans l’activité économique globale ; les personnes en précarité s’efforcent de limiter dépenses d’énergie et de nourriture, se heurtant à des contraintes qui éclairent l’ensemble de la société sur ses fonctionnements présents et peut-être futurs.
Les communautés et les diverses réalités concrètes de l’Église catholique : paroisses, évêchés, maisons diocésaines, monastères, presbytères ou communautés de religieux ou religieuses apostoliques, associations de fidèles ont beaucoup à gagner à prendre en charge spirituellement et fraternellement ces transformations, à en découvrir les fondements spirituels. Elles pourront ainsi donner à ces transformations ou renouvellements le substrat spirituel qui leur est nécessaire pour ne pas être des normes supplémentaires qui s’ajouteraient à toutes celles qui accablent déjà nos sociétés. Il est bon que les catholiques comme tels, en diocèse, en paroisse, aillent voir, écouter, constater, ce qui se vit localement ; qu’ils réfléchissent avec tous aux moyens disponibles à employer ou aux voies à parcourir pour créer une activité économique réelle, satisfaisante, qui soit productrice de richesses et permette à tous de contribuer à améliorer le sort de la planète, c’est-à-dire à réduire la prise que notre société occidentale exerce sur l’univers entier, obérant l’avenir des générations qui suivront la nôtre. Cela suppose aussi que la vie catholique aide les uns et les autres à exercer autrement leur autonomie de consommateurs et à veiller à leur manière d’être producteurs.
Le lecteur pourra constater par lui-même les différentes harmoniques des témoignages proposés ici par une dizaine d’évêques et il pourra s’étonner ou admirer que les suggestions des référents couvrent un champ si vaste. J’espère qu’il pourra surtout constater le sérieux du travail mené et l’urgence des transformations à vivre. Il verra que l’encyclique Laudato si’ a vraiment ouvert une voie originale et nécessaire : le pape François ne s’y est pas contenté de réunir les informations les plus attestées du moment (même si quelques esprits affûtés ont entrepris de critiquer certains faits et certaines corrélations)1 ; il a établi le lien entre le défi écologique et la question sociale qui est avant tout une question humaine : les modes de consommation et de production actuels d’une grande partie de l’humanité rendent la planète inhospitalière pour des peuples ou des couches de population plus pauvres, déjà en précarité. Cette injustice ne peut tenir, elle crie vers le ciel, elle appelle tous les humains à une conversion.
La formule « conversion écologique » peut gêner des chrétiens. Se convertir, c’est venir ou revenir au Dieu vivant, c’est se détacher de ce qui nous retient loin de Lui et avancer vers Lui qui, en Jésus de Nazareth, le Messie d’Israël, s’est approché de nous tous et s’approche de chacun. Qu’y a-t-il d’écologique à cela ? Parler de « conversion écologique », n’est-ce pas transposer indûment la démarche spirituelle si haute de la conversion, qui mobilise la liberté humaine en sa profondeur la plus forte pour la remettre au Dieu vivant, le moteur en étant l’amour qui répond à l’amour dont il est aimé, face à la promesse de Dieu et à l’acte du Christ livré pour nous, au profit d’une compréhension utilitaire de la conversion, les changements nécessaires pour survivre, le moteur en étant la peur de manquer et la peur de mourir, et cela devant des prévisions qui restent hypothétiques ? Je voudrais cependant brièvement, sur le fondement de ce qui nous a été présenté au cours des assemblées plénières passées, présenter l’intérêt de parler de « conversion. »
1. On peut discuter à l’infini de la responsabilité de l’être humain, de ses productions et de ses consommations, dans le changement climatique… Sans doute, mais la surcharge des terres et des océans en déchets qui ne peuvent être assimilés qu’à une échelle de temps géologique, l’épuisement de certaines ressources d’énergie ou de minerais ou la faible quantité disponible de certains métaux en comparaison des besoins simplement actuels, la concurrence entre les terres consacrées à l’agriculture, c’est-à-dire à la nourriture humaine, et les terres utilisées pour loger les humains ou pour extraire des matériaux… tous ces faits constatables posent avec urgence une interrogation sur la capacité de l’humanité à survivre. L’humanité se trouve devant deux types de discours. L’un véhicule l’idée qu’il est encore temps et qu’il vaut la peine de transformer notre système de consommation et notre système de production pour les rendre plus vertueux, plus durables, moins destructeurs, et qu’au prix de ces aménagements, il sera possible de vivre toujours selon le même modèle. L’autre est animé par la conviction que seul un changement radical des modes de consommation et des modes de production peut permettre à l’humanité de continuer à vivre. Certains appellent même de leurs vœux un changement radical dans la manière dont l’être humain se comprend lui-même comme partie de l’univers, dépendant de tous les autres êtres, produit lui-même d’une histoire qui est physico-chimique, géologique, biologique, avant d’être humaine. Les chiffres donnés devraient nous empêcher de dormir : 800 milllions de terriens souffrent de la faim. Ce nombre a diminué en proportion de la population mondiale, mais il demeure comme un chiffre incompressible. Qui osera se satisfaire d’un monde ainsi construit ? Le problème ne tient pas à la capacité de produire ou non assez de nourriture pour nourrir la population mondiale convenablement mais à un système de production et de distribution, de consommation aussi par conséquent, qui capte l’essentiel des productions alimentaires au profit des pays les plus riches et les mieux organisés. Le même système fait que le moment où, chaque année, l’intégralité des ressources de la planète a été consommée arrive de plus en plus tôt, tout ce qui vient en sus correspondant à une prédation exercée sur les générations à venir. Dans ces conditions, je suis devenu sceptique face au discours qui prône des ajustements du système. D’immenses transformations sont et seront nécessaires, dont je doute que l’humanité (organisée en États et en union d’États) soit capable autrement que par une forte pression de la nécessité, et donc au prix de grandes souffrances, de déplacements de population, de pertes irrémédiables.
2. Que peut la foi chrétienne face à une telle perspective ? Rien qui puisse dévier la trajectoire qui nous attend, sans doute. Beaucoup, quant à la manière dont nous pouvons la vivre. Je reste marqué par notre travail sur la production et les déchets. Est-il possible de produire sans susciter des déchets qui finissent par encombrer l’espace ? Plus radicalement, est-il possible d’agir sans provoquer du mal et du malheur ? Le dévoilement des abus spirituels et sexuels commis par des hommes d’Église nous avertit, et il faudrait que ce soit pour toujours : toute autorité reconnue court le risque de se dégrader en domination et tout pouvoir confié en prédation. Or, toute tentative de prise de possession d’une personne provoque un traumatisme dont la violence retentira dans la longue durée de la vie de celui ou celle qui la subit. Notre époque prend conscience que, dans l’histoire, ces risques sont souvent devenus la réalité, de sorte que les entreprises ou les aventures les plus célébrées jusqu’ici font apparaître à nos yeux les souffrances qu’elles ont causées. Ainsi en va-t-il aussi du rapport de l’humanité avec le cosmos qui l’entoure. Notre modernité occidentale tout spécialement s’est construite sur un rapport qui n’a plus été de culture (« cultiver son champ »), mais de production, l’extraordinaire développement de la technique rendu ainsi possible amenant l’humanité à chercher à tirer du cosmos la réalisation de tous ses désirs. Le résultat en est plus qu’équivoque : alors qu’une grande partie de l’humanité a été tirée de la famine et des effroyables ravages du manque, une partie d’entre elle en reste menacée et cette menace est encore accrue parce que la trace laissée dans l’univers par le temps qui passe n’est plus seulement faite de ruines, éventuellement admirables, mais de déchets dont la masse vient étouffer les océans et stériliser les terres. Il nous faut donc changer de paradigme. Le pape François y a appelé dans l’encyclique Laudato si’, exhortant à quitter le paradigme technocratique qui commande pourtant le développement extraordinaire de nos sociétés. Il convient en lieu et place d’entrer dans des relations nouvelles, que nous pouvons qualifier, nous chrétiens, de service de ce que Jésus appelle, dans l’Évangile selon saint Jean, « œuvre de Dieu ». Cette œuvre de Dieu est que nous vivions, nous les humains, mais non pas par l’accumulation de biens, au contraire par l’intensité des relations d’hospitalité, acceptant de donner et de recevoir, préférant recevoir plutôt que prendre, partager plutôt que posséder pour soi. La thématique de la « culture du déchet » que le pape François reprend souvent pour caractériser notre situation culturelle présente, si humiliante soit-elle pour les bonnes intentions de nos sociétés, en exprime avec précision les zones d’ombre tragiques. Il faut y substituer une culture de l’attention au plus petit, au plus précaire, du lien de dépendance mutuelle et non de l’autonomie autarcique. Il est joyeux, il est réjouissant en effet de se libérer d’attitudes mauvaises ou simplement médiocres et d’apprendre des relations plus riches, plus saines, plus exigeantes, porteuses de plus de vie, avec des personnes ou des êtres vraiment différents. Dieu peut en être davantage loué.
3. La lucidité acquise sur l’Histoire, y compris quant aux relations pouvant exister dans l’Église, nous indique le besoin de salut. Il ne suffit pas de lois bien faites, ni de conventions internationales courageuses – les unes et les autres étant cependant nécessaires. Car il s’agit de vivre cette transformation, avec les renoncements qu’elle implique, comme une opportunité de croissance spirituelle, d’intensification de la vie intérieure, d’approfondissement des relations entre les humains et des humains avec tous les êtres, avec un sens accru de la responsabilité de chacun à l’égard de tous et de tout, avec joie, avec liberté, sans colère ni ressentiment. La foi en Dieu créateur et en Jésus, Dieu incarné, devrait être de puissants ressorts pour consentir à ce changement de paradigme et pour entrer dans la conversion nécessaire. Car, de soi, l’être humain ne peut tenir de manière stable dans de telles relations. Il a besoin d’y être ramené sans cesse par la grâce de Dieu. Il faut bien que quelqu’un assume les innombrables déchets de l’Histoire et rattrape à l’échelle de la destinée totale de l’humanité les responsabilités dévoyées, de manière consciente ou non. L’exemple de Jésus, pauvre, chaste et obéissant, devrait nous encourager puissamment, Lui qui vit sa filiation divine avec le Père dans une humanité inscrite dans l’histoire concrète de son temps. Il ne refuse aucune nourriture, au contraire de certains ascètes, comme, tout près de lui, Jean le Baptiste, qui ne se nourrissait que de sauterelles et de miel sauvage, anticipant sur certaines évolutions alimentaires que certains voient poindre ou appellent de leurs vœux. Lui ne craint pas de passer pour « un ivrogne et un glouton », Il s’inscrit dans l’histoire concrète de son peuple, acceptant ce qu’on Lui offre, mais se préparant à devenir Lui-même la nourriture de tous, abolissant en Lui-même l’utilité des sacrifices d’animaux, mais non pas pour que les humains en profitent pour se gaver de nourriture et surtout de nourriture animale mais pour leur ouvrir la possibilité de vivre tout repas comme une anticipation du banquet céleste. Mieux encore, Il est dévoilé par sa Résurrection comme le principe de toute créature, de sorte que toute relation au créé devient un signe de la relation véritable avec Lui.
La Bible s’ouvre sur le livre de la Genèse qui présente la Création non pas sous la forme enchantée et naïve à quoi notre rationalité occidentale l’a réduite, mais comme un récit que chaque auditeur est appelé à entendre à neuf : tout est donné, tout est don, et l’être humain est installé au sein de la création dont il est issu et qu’il porte en toutes ses fibres et qui le porte donc. Il n’est pas un conservateur de parc naturel mais pas non plus autorisé à tout faire servir à ses fins. Tout doit plutôt être tourné vers la gloire de Dieu le Créateur, celui qui « vit que tout cela était très bon ». L’ultime livre de la Bible chrétienne, l’Apocalypse, fait entendre le cantique des sauvés : « Tu es digne, Seigneur notre Dieu, de recevoir l’honneur, la gloire et la puissance. C’est Toi qui créas l’univers ; Tu as voulu qu’il soit : il fut créé ». Seuls celles et ceux qui sont parvenus au terme de l’Histoire peuvent chanter la gloire du Créateur et reconnaître à leur tour que tout est bon, tant les drames et les douleurs et les malheurs sont nombreux. Seuls le peuvent ceux et celles qui reconnaissent avoir besoin de l’Agneau qui s’immerge dans le cosmos pour y devenir le Principe du monde nouveau : « Tu es digne, Christ et Seigneur, de prendre le Livre et d’en ouvrir les sceaux. Car Tu fus immolé, rachetant pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute tribu, langue, peuple et nation. » (Ap, 4, 11 ; 5, 9 ; Vêpres du mardi). Ceux-là reconnaissent être des pécheurs ou l’avoir été et avoir été introduits dans des relations nouvelles dont ils vont enfin pouvoir vivre en vérité, entre eux mais aussi avec tous les êtres dont la tête n’est pas l’être humain mais cet homme-là, Jésus de Nazareth, mort et ressuscité pour nous. Son Esprit à Lui fait vivre en vérité, non pas biologiquement seulement, mais jusque dans l’exigence de l’esprit en chacun et en tous.
Ce volume aura des suites si tous, diocèses, paroisses, mouvements, baptisés en famille et personnellement, communautés religieuses, monastères, nous faisons nôtres les réflexions proposées et si nous les regardons comme un encouragement et, à tout le moins, un point de départ. Il dépend de nous de nous engager pour que le monde découvre la création comme le don du Père à son Fils, « En Lui, tout fut créé, dans le ciel et sur la terre… tout est créé par Lui et pour Lui » (Col 1, 16), Celui qui fait « la paix par le sang de sa croix, la paix pour tous les êtres sur la terre et dans le ciel » (Col 1, 20), et nous donne de tout recevoir et de tout donner dans la joie. Nos modestes transformations d’ici-bas préparent le grand décentrement éternel. Puissions-nous en être convaincus et être heureux d’entrer dans la louange du Dieu vivant : « Laudato si’ ».
Se procurer le document « Ensemble pour notre Terre de la Conférence des évêques de France »