Retour
Mag #1
1 – Premier numéro
Comprendre

L’Évangile est en jeu dans la conversion à l’écologie

Publié le 19 mai 2020

Il y a cinq ans, le pape François dans l’encyclique Laudato Si’ invitait à lier urgence de la transition écologique et urgence de la prise de conscience des inégalités sociales : écologie environnementale et sociale sont liées, « tout est lié ». L’Église catholique y apporte l’Évangile de la Création. Cinq après la sortie du texte, un virus minuscule vient bouleverser le monde et son économie et nous montre à quel point prendre soin de la biodiversité, des moyens économiques, sanitaires et commerciaux est essentiel. La santé publique est devenue un bien commun sur le théâtre de cette crise mondiale qui nous fait découvrir notre fragilité, Nous qui nous croyons à l’abri derrière la science et la technologie, nous redécouvrons que la santé publique est un bien commun, que la solidarité est venue soutenir. Comment passe-t-on du Covid-19 à l’écologie intégrale ? Quelles sont les propositions hors et dans l’Église pour vivre la conversion écologique ? L’Évangile est en jeu dans ce mouvement, s’exclame le père Thierry Magnin !

 

 

A partir de la crise sanitaire en cours, avec en toile de fond le programme de 3 ans que la CEF a lancé en novembre 2019 sur la conversion écologique, je reprends ici des réflexions publiées depuis le début de l’épidémie de coronavirus en France et je fais des liens avec les perspectives de l’écologie intégrale du pape François dans Laudato Si.  

 

Une situation inédite 

Un tout petit virus de quelques millièmes de millimètre et d’une quinzaine de gènes sème la panique dans de très nombreux pays du globe, qu’ils soient riches ou en voie de développement.  Il bouleverse la vie du monde entier : les personnes atteintes par le virus pourraient se compter en plus d’une centaine de millions, les personnes hospitalisées en millions et les décès en plusieurs centaines de milliers (The Conversation, 4 avril 2020, Après le coronavirus, le monde ne sera plus le même, Ian Goldin et Robert Muggah). Plus de trois milliards de personnes sont confinées et les rues des grandes villes sont désertes. Mais le virus ne s’arrête pas là : l’expansion de l’épidémie met l’économie en sommeil voire en arrêt complet dans bon nombre de secteurs, les bourses chutent, le nombre de chômeurs se compte en millions 

Au temps des technosciences, nous (re)découvrons combien nous sommes interdépendants devant la pandémie et plus vulnérables que nous ne le pensions. En quelques semaines le monde s’est figé dans la peur (de nombreuses personnes sont atteintes dans leur corps et beaucoup dans leur cœur), même si la mobilisation s’est organisée, notamment au niveau de l’Etat qui est « revenu en force » pour soutenir le service de la santé publique et les conséquences sociales de cette crise. Nous pensons aussi au remarquable travail des personnels soignantsà l’intelligence collective de scientifiques et de techniciens qui cherchent des parades (non sans disputes ni rivalités cependant) et de tous ceux qui, dans les entreprises et les services, permettent à la société de continuer de vivre, en risquant leur santé et parfois leur vie. Cette mobilisation s’accompagne souvent de beaucoup de créativité et d’ingéniosité. C’est le temps de la solidarité et de la lutte collective contre l’épidémie. 

Notre premier devoir de chrétien est de participer, chacun à sa place, à cette solidarité nationale et mondiale, pour soulager les plus atteints, accompagner les familles devant la maladie et parfois la mort d’un proche, soutenir les personnes isolées, les personnes qui perdent leur emploi, sans oublier les prisonniers, les sans-papiers et les personnes de la rue. Solidarités matérielles, morales, spirituelles, dans lesquelles l’Eglise catholique prend d’ailleurs toute sa part. C’est la priorité du moment. J’insiste aussi sur la solidarité spirituelle, car le besoin d’être écouté de nombreuses personnes téléphonant à des numéros verts mis en place pour cela, révèle de fortes questions de sens sur ce que nous vivons douloureusement : troubles et peurs devant l’ampleur mondiale du phénomène, devant le nombre de malades et une forme d’impuissance pour endiguer la vaguedevant le nombre de morts, la situation des personnes âgés et fragiles, les difficultés pour les accompagner à distance, les deuils difficiles à faire lorsque les conditions de la mort et des funérailles sont rendues délicates… Le besoin de sens est perceptible, lequel appelle à un recueillement, une vie intérieure soutenue, des liens spirituels entretenus. De plus, même si l’on n’est pas directement touché par la maladie, les périodes de confinement sont propices non seulement à la réflexion, mais aussi à la lecture, au recueillement, à la méditation, autant d’occasions de reprendre en soi les grandes questions existentiellesLe rôle de l’Eglise et des religions « sur le terrain » est ici essentiel. Croire que la Vie est plus forte que la mort au temps du coronavirus est un appel et un défi ! 

Nous avons aussi le devoir de réfléchir sur ce qui nous arrive, sans pour autant oublier le quotidien de la lutte contre l’épidémie. Réfléchir à notre présent d’abord puis à nos lendemains.  Comment comprendre ce qui nous arrive ? La parole de Dieu et l’histoire du salut peuvent-elles nous éclairer ? Comment vivre ce temps d’épreuve et d’incertitude ? Saurons-nous tirer du bon de cette épreuve pour l’avenir ? La période de confinement, qui correspond en partie au Carême, est aussi propice à cela si nous entrons vraiment dans le « passage de la mort à la Vie » qu’appelle la fête de Pâques. Chercher comment adopter de nouveaux modes de vie peut en être un beau fruit et un chemin de salut. D’éminentes personnalités nous invitent ainsi à penser que cette crise sanitaire prépare, induit, incite à se préparer à la mutation climatique (Bruno Latour, Le Monde, Tribune du 25 mars 2020). Notre interdépendance passe par nos liens à la nature, y compris aux virus et microbes, nos liens de mondialisation (économiques, numériques, touristiques, juridiques, écologiques, politiques…). Elle touche à la « clameur de la terre et à la clameur des pauvres » chères au pape Françoisaux questions sociales et à l’équilibre des écosystèmes ; bref elle dit quelque chose de l’écologie intégrale. C’est ce que nous cherchons à argumenter ici 

 

L’hommes dans les éco-systèmes

Pour le paléoanthropologue Pascal Picq, la crise du Covid-19 est venue brusquement nous rappeler que l’espèce humaine n’a jamais cessé et ne cessera jamais de coévoluer avec les autres espèces, à commencer par les virus et les bacries (The Conversation, 3 avril 2020). 

Certaines des maladies de ces derniers temps (Ebola hier, le Covid-19 aujourd’hui) viennent de la nature, du monde des bêtes sauvages (chauves-souris par exemple). Elles font des dégâts parce qu’elles correspondent à l’irruption brutale, dans les sociétés humaines, d’agents pathogènes qui vivaient jusqu’ici hors de notre sphère, et avec lesquels nous n’avons donc pas pu coévoluer. Nous détruisons les forêts à un rythme accéléré et nous mettons ainsi en contact les populations de ces territoires avec de nouveaux agents pathogènes qui étaient le lot d’animaux sauvages. Or l’espèce humaine apprend depuis toujours à vivre et à coévoluer avec les espèces vivantes, même avec les microorganismes et parasites de tout genre comme les virus et les bactéries.  

Nous formons ainsi des « écosystèmes » avec la nature, y compris avec ces microorganismes qui jouent directement sur notre santé et nous apprenons à coévoluer, à cohabiter. « Tout est lié » pourrions-nous dire, même si la complexité des écosystèmes rend difficiles les prévisions de leurs évolutions (une multitude de facteurs de nature différente interagit). Peut-être avions-nous oublié que l’espèce humaine est intimement liée aux autres espèces vivantes, comme les théories de l’évolution le montrent depuis longtemps, et au cosmos tout entier du reste si l’on considère que les hypothèses du Big Bang ou celles d’autres scenarii gardent une validité. Les technosciences qui permettent aujourd’hui de fabriquer des morceaux de vivant artificiel grâce aux biotechnologies et à contrôler la matière pour mieux la « designer » nous ont peut-être donné l’illusion que l’homme s’était définitivement affranchi de la nature. Le covid-19 remet les pendules à l’heure, sachant que nos liens avec la nature ne sont pas toujours source d’épidémie mais peuvent se réguler pour une bonne cohabitation. Il y a là tout un champ de travail que l’écologie scientifique et la médecine explorent chaque jour davantage. 

Dans cette crise du covid-19 nous voyons aussi combien les influences de la nature et de la mondialisation se conjuguent pour répandre l’épidémie. Le transport aérien lié au commerce et au tourisme de masse favorise grandement l’expansion. Le virus du pangolin chinois infecté par une chauve-souris a pu ainsi parcourir le globe ! Là aussi, tout est lié, pour le meilleur et pour le pire. Ces conditions permettent aux virus et autres pathogènes de sortir de leurs écosystèmes naturels et d’infecter l’homme qui ne les « connait pas » et devra cohabiter et coévoluer avec eux pour trouver un nouvel équilibre de santé !  

Un article de la revue Nature du 21 février 2008 souligne qu’entre 1940 et 2004, 335 maladies infectieuses ont émergé du fait de notre mode de développement économique et de la poussée démographique qui l’accompagne. 71,8 % de ces maladies proviennent de la faune sauvage et 60,3 % sont transmissibles à l’être humain par l’animal comme le covid-19. 

L’initiative « One Health », un monde-une santé (lier la santé humaine avec la santé animale et la santé de l’environnement), préconise justement de gérer la santé humaine en lien avec l’environnement et la biodiversité, avec trois objectifs principaux : lutter contre les zoonoses (maladies transmissibles des animaux aux humains et inversement) ; assurer la sécurité sanitaire des aliments ; lutter contre la résistance aux antibiotiques. 

Dans le même sens, on étudie ainsi de plus en plus le rôle déterminant des millions de bactéries que nous avons dans notre intestin (le microbiote intestinal) et dont le comportement influence fortement notre « santé globale ». On dit de ce microbiote qu’il est « symbiose » pour signifier que cet écosystème à l’intérieur de notre corps est en interaction très étroite avec l’ensemble de celui-ci. Ces interactions jouent un rôle important sur la santé et l’éventuel développement de maladies, mais aussi, grâce à une coévolution, sur la stabilisation voire la guérison de maladies comme le diabète et certaines formes d’autisme. Nos modes d’alimentation et nos modes de vie jouent sur ces équilibres dynamiques, comme le montrent beaucoup d’études scientifiques aujourd’hui. A plus d’un titre nous sommes liés aux bactéries ! A plus d’un titre il est important de considérer les relations entre « écosystèmes », tant au niveau personnel qu’au niveau du genre humain, y compris pour définir autrement les maladies (et les voies de guérison) qui sont en fait largement dépendantes des perturbations d’équilibre des systèmes. 

Cette prise de conscience à travers les dégâts du coronavirus renvoie de manière forte à la dernière déclaration du forum de Davos disant qu’il était temps de réfléchir nos actions en termes d’écosystèmes. Dans l’article cité ci-dessus, Pascal Picq conclut en disant que nous sommes en train d’entrer dans une nouvelle période, celle de la pensée écosystémiquede la responsabilité sociétale des entreprises et de la montée en puissance des technologies bio-inspirées (dont l’intelligence artificielle constitue aujourd’hui un excellent exemple). Esrons que la crise actuelle va acrer ce processus. 

 

Au nom de la santé publique

Dans cette crise du coronavirus, on voit revenir en force le rôle des Etats pour garantir un bien commun très précieux, la santéLa santé des personnes est intimement liée à celles des populations. On assiste à une véritable mobilisation générale devant la saturation des systèmes hospitaliers peu adaptés à recevoir tant de malades graves en même temps.   

Au nom de cette santé, on décrète un confinement général, sous conditions très encadrées de possibilités de déplacement. En respectant ces mesures, chaque individu est censé être responsable non seulement de sa santé mais de celle des autres, y compris à travers les fameux gestes barrières. Et ce qui paraissait encore impossible il y a encore peu de temps advient : la mise en sommeil de parties importantes de l’économie, sauf pour les besoins élémentaires de la vie quotidienne, la mise au chômage technique de beaucoup de salariés, la diminution drastique des transports, la fin des escapades touristiques…L’Etat protecteur entre en course plus que jamais dans nos pays développés, dans lesquels on redécouvre l’importance du bien commun qu’est la santé public et des services publics pour la garantir. L’Etat débloque les fonds nécessaires pour soutenir l’effort de santé ainsi qu’une économie au ralentie avec des mesures sociales garantissant, en France par exemple, le paiement des heures chômées et le report de certaines taxes ou impôts pour les personnes et les entreprises. 

Les milliards d’euros et de dollars annoncés par des Etats comme les USA et les états européens pour assurer la survie, puis le redémarrage de nos sociétés développées (et nous l’espérons, une solidarité avec les pays en voie de développement) nous étonnent par leur ampleur. Alors qu’on nous disait que la dette des états était déjà trop élevée, voilà que le fait de la creuser se pose de manière complétement différente devant le bien commun de la santé à préserver. Et même si on annonce une crise économique forte comme conséquences de cette crise sanitaire, d’aucuns ajoutent que la priorité est claire aujourd’hui et que l’accroissement de la dette est second.  

Sans être naïfs (il faudra bien rembourser cette dette un jour ou l’autre), on voit comment la santé publique, que l’épidémie virulente suscite comme un bien commun prioritaire, prend aujourd’hui (et pour un temps) le dessus sur tout autre facteur dont on nous disait qu’il était incontournable. On comprend l’urgence vitale qui nécessite de prendre, sur le champ, toutes les mesures nécessaires en réorientant les priorités. Il y va de la survie d’une partie de la population, et de notre futur. Mais la soudaineté d’une épidémie ne doit pas nous faire oublier ce qui menace aussi notre santé tous les jours, de manière moins soudaine et plus pernicieuse, à savoir la pollution liée à la chaine « écologique » qui vient notamment d’une industrialisation peu respectueuse de l’environnement, du réchauffement climatique aux multiples conséquences, d’une biodiversité mal traitée et de bien d’autres éléments environnementaux, de nos modes de production, de nos échanges commerciaux, de nos modes et choix de vie. Lcovid-19 a pris infiniment plus d’importance en quelques semaines que les crises du climat ou de la biodiversité.  Pourtant celles-ci monopolisaient récemment encore l’attention mondiale avec des évènements catastrophiques comme les incendies d’Australie ou de Californie. Ces graves évènements, et surtout leurs causes profondes, sont comme mis de côté devant l’ampleur de l’épidémieMais aujourd’hui des voix s’élèvent pour montrer que biodiversité et épidémie sont en fait liées.  

Ainsi peut-on dire, avec Bruno Latour par exemple, que derrière la crise sanitaire actuelle continue de se profiler une crise bien plus grave, celle de l’écologie.  Elle aussi nécessite déjà depuis des années et plus que jamais de mettre en œuvre des moyens conséquents qui réorientent nos modes vie, de déplacements et de consommationCertains rêvent d’un retour « avant le coronavirus » alors que l’urgence écologique nous mettait déjà devant un mur. Du reste en voyant décroître la pollution de nos villes en ces temps de confinement, nous sommes appelés encore plus fortement à trouver de nouveaux équilibres de vie à l’échelle planétaire pour que la mondialisation de l’économie ne conduise pas à une situation pire que celle de l’épidémie en cours. D’autres voudraient fermer les frontières ou voir décroître la population mondiale (à commencer par celle des pays pauvres) dont la croissance accélérée apparaît comme la cause numéro un des problèmes d’aujourd’hui.  

Le pape François propose avec beaucoup d’autres acteurs aujourd’hui (comme le patriarche Bartholomée) d’entrer dans la sauvegarde de la maison commune par une autre voie, celle de l’écologie intégrale. Plus que jamais, l’épreuve que nous vivons actuellement est comme un appel à réfléchir et agir dans ce sens, au nom d’une forme de « santé publique » touchant l’homme global et tout le genre humain dans ses écosystèmes. 

 

Vers une écologie intégrale

« Mes chers compatriotes, il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties. » Vous avez reconnu ici les propos du président Macron au soir du 12 mars dernier. Et de poursuivre : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie à d’autres est une folie. […] Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai. » 

Bruno Latour, dans son article récent du Monde (cité plus haut), nous propose l’expérience de pensée suivante : imaginer que le président Macron soit venu annoncer (avec le même ton que pour lutter contre le covid-9) un train de mesures pour laisser les réserves de gaz et de pétrole dans le sol, pour stopper la commercialisation des pesticides, supprimer les labours profonds et interdire de chauffer les fumeurs à la terrasse des bars…en ajoutant : l’exigence de protéger les Français pour leur propre bien contre la mort est infiniment plus justifiée dans le cas de la crise écologique que dans le cas de la crise sanitaire, car il s’agit là littéralement de tout le monde, et pas de quelques milliers d’humains, et pas pour un temps mais pour toujours. L’agent pathogène dont la virulence terrible modifie les conditions d’existence de tous, ce n’est pas du tout le virus, ce sont les humains ! Et pas tous les humains, mais certains qui nous font la guerre sans la déclarer.  

Ces appels provocants pour « changer nos modes de vie » au niveau mondial, ne prétendent pas rejeter en bloc les fruits de la modernité. Du reste nous expérimentons actuellement combien les moyens numériques et le télétravail peuvent être de formidables outils de communication. Ils nous sortent d’un confinement d’isoléspermettent de maintenir les contacts et les rencontres amicales ainsi qu’une poursuite de la nécessaire activité professionnelle, à commencer par la recherche scientifique pour lutter contre le coronavirusIl s’agit davantage de trouver de nouvelles façons de vivre et de travailler, à l’échelle de la planète, pour une nouvelle mondialisation respectueuse de l’environnement, et alliant dans un même mouvement « écologie environnementale et écologie humaine ». 

Le choc sanitaire sur fond de choc écologique modifie la tension entre économie et écologie en nous mettant en face de nos choix sociétaux, de nos priorités et de « ce qui a du prix à nos yeux » ! La nature, la matière, les espèces vivantes, les territoires ne sont pas d’abord des ressources à exploiter par un humain « maître et possesseur de la nature ».  Dans un article récent (« Quand un virus produit le « reset « du monde »TekLifemars 2020), Dorothée Browaeys souligne combien le placage de l’impératif économique sur une planète vivante est insoutenable. Délocalisation au mieux offrant salarial, renchérissement des transports et leurs empreintes écologiques, mise en danger de nos biens vitaux que sont l’agriculture et la santé et… confrontation de tous et sans préavis aux pires dangers microbiens. Trop c’est trop. Les risques deviennent exorbitants… Et si, dans nos vies cloîtrées nous choisissions de préparer la sortie ? 

L’économiste chrétien PY Gomez, professeur à l’Ecole de Management de Lyon, dans un article intitulé « Le covid-19 ou l’opportunité de réguler une machine économique spéculative devenue folle » (Aleteia, 26 mars 2020), souligne que le covid-19 opère comme un révélateur indiscret de l’état de santé de notre société. Il confirme les forces et les fragilités des liens humains, les fractures et les inégalités sociales, le degré d’intégration et de cohésion du fameux « vivre ensemble ». Il faudra tirer méthodiquement les leçons de cette mise à nue de la société. La pandémie n’est pas venue frapper sournoisement un capitalisme mondial en pleine santé. Elle atteint une économie déjà fiévreuse, des marchés financiers tout puissants mais qui paniquent et s’effondrent au moment du danger et une idéologie libérale hier arrogante qui quête aujourd’hui une intervention massive des États et salue le recours à l’endettement public pour la sauver. 

Puis il ajoute : il faut tirer les leçons de ce que nous savions mais qui apparaît au grand jour : la spéculation avait contaminé l’économie et elle tenait lieu de moteur de croissance. Pour PY Gomez, dont les propos susciteront certainement une polémique, la pandémie nous donne l’opportunité de réguler une machine économique spéculative devenue folle qui fragilisait les ressources humaines et environnementales, mais aussi les ressources de sens, en faisant de la course et de l’agitation, un mode de vie épuisant. Et il propose quelques points de travail pour faire de cette opportunité un réel appui au changement. 

Dans une interview pour le journal Le Monde (L’épidémie doit nous conduire à habiter autrement le Monde23 mars 2020), Corine Pelluchon, professeur de philosophie à l’université Gustave Eiffel et membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot « pour la nature et l’homme », analyse la pandémie de coronavirus comme un rappel « en premier lieu, [de] la profonde vulnérabilité humaine dans un monde qui a tout fait pour l’oublier ». Pour la philosophe « nos modes de vie et tout notre système économique sont fondés sur une forme de démesure, de toute-puissance, consécutive à l’oubli de notre corporéité ». Mais aujourd’hui, « nous qui nous pensions définis par notre volonté et nos choix, nous sommes arrêtés par cette passivité existentielle, par notre vulnérabilité, c’est-à-dire par l’altération possible du corps, par son exposition aux maladies et son besoin de soin et des autres ». Dans la foulée de Levinas, la philosophe indique que « seule l’expérience de nos limites, de notre vulnérabilité et de notre interdépendance peut nous conduire à nous sentir concernés par ce qui arrive à autrui, et donc responsables du monde dans lequel nous vivons ». En nous rappelant brutalement notre fragilité, la crise sanitaire conduit la philosophe à affirmeravc d’autres,que la science et la technique ne suffisent pascontrairement à ce que voudraient nous faire croire les courants transhumanistes, avec une vision d’un « homo deus » échappant à ses déterminismes biologiques et à sa contingence grâce aux technosciences. Alors, « pour contrer la tentation de la démesure, de la toute-puissance – ce que les Anciens appelaient l’hubris -, c’est à nous de prendre le temps individuellement et collectivement de réfléchir à la société dans laquelle nous voulons vivre ». N’était-ce pas d’ailleurs le thème des récents « états généraux de la bioéthique » qu’ils serait bon de reprendre à l’aune de la crise que nous traversons ! 

De nombreux auteurs pensent ainsi que cette crise est l’illustration de la mort d’un paradigme progressiste ayant fait son temps. Dans ce contexte, les paroles du pape François dans Laudato Si (2015) résonnent plus fortement que jamais : Il ne suffit pas de concilier en un juste milieu la protection de la nature et le profit financier, ou la préservation de l’environnement et le progrès… Il s’agit de redéfinir le progrès. Un développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure ne peut pas être considéré comme un progrès (LS 194). Pour le pape, ce progrès ne se confond pas avec la croissance, avec un accroissement de puissance technologique, avec l’accumulation de richesses matérielles et avec l’augmentation du PIB, sans pour autant négliger ces facteurs. 

Le pape plaide et argumente pour une nouvelle approche de l’écologie qui ne se cantonne pas aux relations de l’être humain avec son environnement, mais concerne aussi le développement économique, les relations sociales, les valeurs culturelles et, finalement, la qualité de sa vie quotidienne aussi bien dans les lieux publics que dans son habitat. Cette approche de l’écologie intégrale considère que le rapport à Dieu, le rapport à soi, le rapport aux autres, et le rapport à la nature, sont liés : il faut en prendre soin dans une mesure similaire afin de ne pas introduire de désordre dans le monde (le désordre climatique en est un). Le déséquilibre de ces rapports est à l’origine anthropologique de la crise écologique.  

  

Laudato Si’ comme pour relever les défis d’aujourd’hui

Une présentation synthétique de Laudato Si (LS) nous permettra de mesurer concrètement la pertinence des propos du pape par rapport aux défis soulevés par la crise sanitaire en cours et évoqués précédemment. Sans faire de cette encyclique « l’alpha et l’oméga » de l’écologie intégrale. 

Dans son introduction, la pape François chante « Laudato si’, mi’ Signore ! », avec saint François d’Assise au début de son Cantique des créatures. « Loué sois-tu mon Seigneur ! » (LS 87). Le pape François a fait de ce cri le titre d’une lettre encyclique sur l’écologie, qu’il dit être « la sauvegarde/ le souci de la maison commune » (LS 13-14). Inomme comme Saint François d’Assise la planète Terre « notre sœur » et « notre mère », avec tout ce que cela suppose de liens et d’affection, et il rappelle quelques jalons déjà posés par ses prédécesseurs et par le patriarche Bartholomée. Puis il lance le défi et l’appel à sauvegarder l’ensemble de la Création, parce que « nous sommes profondément liés à la Nature et à l’ensemble des êtres vivants » (LS 13-14). Après avoir ajouté que la foi apporte à ce domaine « de nouvelles motivations et de nouvelles exigences », le pape développe sa réflexion en 246 points, composant 6 chapitres. 

Laudato Si n’est pas une encyclique « verte », mais c’est une encyclique sociale dans la droite ligne de la Doctrine Sociale de l’Eglise depuis Léon XIIIparticulièrement « Pacem in terris » (Jean XXIII, 1963), « Popularum Progressio » (Paul VI, 1967), « Sollicitudo Rei Socialis » et « Centesimus annus » (JP II, 1987 et 1991), et « Caritas in Veritate » de Benoît XVI en 2009.  On peut indiquer deux intuitions clés du pape François dans cette encyclique :  

  1. a)« la clameur de la terre et la clameur des pauvres »sont intimement liées, et se situent dans une même dynamique. Il disait déjà cela lors d’un discours aux participants à la rencontre mondiale des mouvements populaires, le mardi 28 octobre 2014 : le changement climatique, la perte de la biodiversité, la déforestation font déjà apparaître leurs effets dévastateurs dans les grandes catastrophes auxquelles nous assistons, et ceux qui en souffrent le plus c’est vous, les humbles, vous qui vivez près des côtes dans des logements précaires ou qui êtes vulnérables économiquement, au point de tout perdre lors d’une catastrophe naturelle ; 
  2. b)la crise écologique est la manifestation d’une crise plus profonde, celle de l’être humain. La crise économique, ou encore le non-respect de la personne humaineen sont d’autres formes de  Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale (LS 139). 

La pédagogie adoptée dans Laudato Si’ se résume en quatre étapes :  écouter et regarder avec réalisme le monde et ses cris ; revisiter notre Mémoire chrétienne de la Création ; à partir de ces deux premiers points, comprendre et discerner les véritables enjeux de la crise écologique ; agir en se convertissant, avec des approches éducatives et spirituelles renouvelées.

Les 6 chapitres de l’encyclique présentent les points suivants (énoncés à partir de l’analyse de Fabien Revol, Assemblée générale de la Fédération des Universités Catholiques d’EuropeLisbonne, 2017) :  

Ce qui se passe dans notre maison [LS 17-61] 

Reprenant une leçon d’écologie sur la pollution (LS 20-21), le climat (LS 23-25), l’eau (LS 27-31), la biodiversité (LS 32-42), François aborde les problèmes résultants de la dégradation de l’environnement par l’action de l’être humain, aux niveaux personnel, social et mondial (LS 43-46). Il émaille son propos de quelques formules fortes : par exemple, il met en parallèle le constat que « la terre devient moins riche et moins belle » (LS 34) avec le fait que « nous pouvons être témoins de bien graves injustices » (LS 36) et il ose comparer les exclus à « des choses mises aux ordures », parlant d’une « culture du déchet » (22) qui affecte tout autant les personnes que les biens de consommation ! LS 49 reprend la dynamique centrale du lien étroit entre clameur de la terre et clameur des pauvres.  

L’Evangile de la création [LS 62-100] 

Le Pape associe volontairement ces deux mots : la Création est porteuse d’une Bonne Nouvelle, adressée à toutes les personnes de bonne volonté et qui devrait permettre à la science et aux religions « d’entrer dans un dialogue intense et fécond » (LS 62). Il affirme qu’une synthèse est possible entre foi et raison (LS 63). Son analyse écologique s’appuie sur les trois relations, intimement liées, de l’être humain avec Dieu, avec le prochain et avec la terre (LS 66 / 91) puisque l’amour de Dieu est la raison d’être de la création (LS 77). La protection de la nature doit donc aller de pair avec celle des êtres humains (LS 64 / 79) et la destination universelle des biens (LS 93) – y compris celui de l’environnement (LS95) – pour répondre de l’égale dignité des riches et des pauvres (LS 94). Au centre de la création, nous sommes les hôtes du Créateur (LS 67-68) et il compte sur notre coopération (LS 80 / 82 / 117) dans « la continuation de l’oeuvre créatrice » (Thomas d’Aquin / LS 86). C’est ce que célèbre toute la Bible, de la Genèse jusqu’à Jésus (LS 68-69 / 96-98), Lui qui « oriente les créatures vers un destin de plénitude » (LS 100). 

La racine humaine de la crise écologique [LS 101-136] 

Le Pape rappelle le formidable acquis scientifique et technologique de l’humanité depuis deux siècles et il cite Jean-Paul II : « La science et la technique sont un produit merveilleux de la créativité humaine, ce don de Dieu » (LS 102). Il ajoute : la technoscience, bien orientée, peut produire des choses réellement précieuses pour améliorer la qualité de vie de l’être humain (LS 103)...Mais nous ne pouvons pas ignorer que l’énergie nucléaire, la biotechnologie, l’informatique, la connaissance de notre propre ADN et d’autres capacités que nous avons acquises, nous donnent un terrible pouvoir. Mieux, elles donnent à ceux qui ont la connaissance, et surtout le pouvoir économique d’en faire usage, une emprise impressionnante sur l’ensemble de l’humanité. Jamais l’humanité n’a eu autant de pouvoir sur elle-même et rien ne garantit qu’elle s’en servira toujours bien (LS 104). Mais, constate-t-il, l’homme est « nu » parce qu’il manque tout à la fois d’éthique, de culture et de spiritualité (LS 105) pour éviter les dérives (LS 106 / 108). Alors s’installe un pouvoir technocratique prétendant – souvent sans le dire – dominer l’existence humaine (LS 109). François appelle donc « à élargir le regard et la liberté humaine » (LS 112) pour éviter un « anthropocentrisme dévié » (LS 115 / 118-119) donnant finalement naissance à tout un style de vie dévié (LS 122-123).  

Une citation essentielle ici : Quand on ne reconnaît pas, dans la réalité même, la valeur d’un pauvre, d’un embryon humain, d’une personne vivant une situation de handicap, on écoutera difficilement les cris de la nature elle-même. Tout est lié (LS 117). Puis il revient en particulier sur la défense des êtres les plus faibles – au premier rang desquels l’embryon humain lui-même (LS 117 / 120) – et sur la valeur du travail qui devrait toujours assurer aux humains une vie digne (LS 124-125/128). 

Une écologie intégrale [LS 137-162] 

Le Pape plaide et argumente pour une nouvelle et originale approche de l’écologie (LS 138) qui ne se cantonne pas aux relations de l’être humain avec son environnement (LS 139), mais concerne aussi le développement économique (LS 141 / 144), les relations sociales (LS 142), les valeurs culturelles (LS 143) et, finalement, la qualité de sa vie quotidienne (LS 147 / 153-154) aussi bien dans les lieux publics que dans son habitat (LS 151-152). Il développe ensuite un thème cher à Jean-Paul II à propos « des conditions morales d’une écologie humaine authentique ». Une écologie « de l’homme » (Benoît XVI) capable de prendre en compte aussi bien le respect de la Loi naturelle dans un rapport valorisant entre les sexes (LS 155) que la transmission du bien commun d’une génération à l’autre (LS 159-160) dans un environnement protégé (LS 159-160). 

Quelques lignes d’orientation et d’action [LS 163-201] 

« Comment sortir de la spirale d’autodestruction dans laquelle nous nous enfonçons ? », interroge avec force François (LS 163/164). Il souligne alors les efforts du Mouvement écologique mondial (LS 166) et des Conférences internationales (LS 167-168) pour répondre à cette angoissante question, mais c’est pour faire un constat d’échec (LS 169) en pointant spécialement « la myopie de la logique à court terme du pouvoir des Etats » (LS 178). Il appelle vigoureusement « à faire dialoguer la politique et l’économie pour la plénitude humaine » (LS 191-192), sans laisser dominer les intérêts technocratiques et financiers (LS 190 /194). Et il souligne à nouveau l’apport moral des religions à la réflexion qui doit être menée (LS 199). 

Education et spiritualité « écologiques » [202-246] 

Abordant la dernière partie de son Encyclique, le Pape s’écrie : « L’humanité a besoin de changer ! » (LS 202). Nous sommes ici au cœur de son message : que se développe un triple mouvement d’éducation (LS 210-213), de conversion (LS 218-221) et « d’amour civil et politique » (231). Aussi propose-t-il la contribution de la spiritualité chrétienne à cette tentative de renouveler l’humanité (LS 216) en y apportant ces deux vertus que sont la sobriété et l’humilité (LS 222-224).
Pour nous, chrétiens et catholiques, il montre l’implication écologique des sacrements (LS 235), spécialement l’eucharistie (LS 236-237) et il unit, dans une sorte d’action de grâce des créatures, la Trinité (LS 238-240), Marie (LS 241) et Joseph (LS 242) avant de conclure « cette longue réflexion à la fois joyeuse et dramatique » par deux prières, l’une proposée aux croyants au Dieu Unique, l’autre aux disciples du Christ (LS 246). 

 

Pour conclure, on peut dire qu’il est frappant de constater combien les perspectives tracées par le pape François sont pertinentes pour analyser, comprendre et relever les défis que la crise sanitaire du covid-19 révèle avec force. François nous invite à prendre les risques nécessaires pour promouvoir, en ces temps de crise écologique, un « développement humain intégral » : Il s’agit d’ouvrir le chemin à différentes opportunités qui n’impliquent pas d’arrêter la créativité de l’homme et son rêve de progrès, mais d’orienter cette énergie vers des voies nouvelles (LS 191).Il s’agit de se nourrir de l’Evangile pour changer nos modes de vie, personnelle et en société, d’accueillir et d’annoncer le salut en Jésus-Christ sur ce chemin, en prenant des risques par temps d’urgence écologique, dans une perspective d’espérance et non d’effondrement définitif. Tout est lié, et cela nous invite à mûrir une spiritualité de la solidarité globale qui jaillit du mystère de la Trinité (LS 240). 

Que ferons-nous de cet « appel » du pape François en sortant de la crise sanitaire, en vivant sans doute une crise économique et sociale ensuite ? Comment les chrétiens (et les évêques de France engagés dans un programme de conversion écologique), revisitant la mémoire biblique de la Création et des fléaux qu’a dû affronter de tous temps l’humanité (et qu’elle aura à affronter demain de nouveau), prendront-ils, avec tous les hommes de bonne volonté qui se sont déjà lancé dans l’aventure écologique, les risques de vivre la conversion écologique dans le sens de l’écologie intégrale ? Oserons-nous expérimenter, avec d’autres, de nouveaux modes de vie, de travail, de production, de consommation, d’économie juste et solidaire, de relation à la terre, au vivant, à la nature, au cosmosen ayant comme priorité le regard tourné vers les plus pauvres ? Quel renouveau spirituel les chrétiens apporteront ils à la société pour relever ces défis, avec quelle nouvelle forme d’éducation, notamment à travers l’enseignement catholique ? 

Il s’agit de ne pas perdre la réflexion et l’expérience de cette épreuve du coronavirus lorsque nous en sortirons, afin de prendre à bras le corps une urgence d’ampleur encore plus grande, celle de la conversion/transformation écologique au sens de l’écologie intégrale. La crise sanitaire nous vaut de magnifiques solidarités et réflexions devant une situation mondiale inédite, mais limitée dans le temps. La transformation écologique se situe dans la durée et demande des réformes structurelles d’envergure que seul un souffle spirituel profond peut susciter.   

Partager
l'article