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Mag #1
1 – Premier numéro
Comprendre

Penser et vivre un nouveau paradigme du développement

Publié le 18 mai 2020

Bruno-Marie Duffé, secrétaire du dicastère pour le développement humain

D’un paradigme à un autre :  réflexion de Bruno-Marie Duffé, Secrétaire du Dicastère pour le développement humain intégral, sur la manière de penser le développement.

Au cœur du chapitre 3 son Encyclique « Laudato si – sur la sauvegarde de la maison commune », 2015), le Pape François engage ses lecteurs à une réflexion sur « le paradigme technocratique » qui donne forme et force à un développement fondé sur le pouvoir de la technique et il en appelle à la nécessité d’un « autre paradigme culturel », qui redéfinirait la technique comme un instrument, au service d’un projet communautaire.

« Il n’est pas permis de penser qu’il est possible de défendre un autre paradigme culturel, et de se servir de la technique comme d’un pur instrument, parce qu’aujourd’hui le paradigme technocratique est devenu tellement dominant qu’il est très difficile de faire abstraction de ses ressources, et il encore plus difficile de les utiliser sans être dominé par leur logique. (…) De fait, la technique a un penchant pour chercher à tout englober dans sa logique de fer, et l’homme qui possède la technique « sait que, en dernière analyse, ce qui est en jeu dans la technique, ce n’est ni l’utilité, ni le bien-être, mais la domination : une domination au sens de plus extrême de ce terme (Romano GUARDINI, La fin des temps modernes, Ed. du Seuil, 1952, p. 68, cité par François, dans « Laudato si », § 108)

 

Qu’est-ce qu’un « paradigme » et comment comprendre en quoi consiste le « paradigme technocratique » actuel ?

Le mot « paradigme » désigne la matrice d’une pensée ou d’une idée : ce qui l’inspire et la promeut. On peut dire, par exemple, que le paradigme de « la solidarité » est « le besoin de l’autre », cette intuition que l’on peut compter sur l’autre quand on fait l’expérience de ses propres limites ».  Le paradigme est donc à la fois une source pour la pensée et une référence, plus ou moins explicite, à des points de repère que nous portons dans notre mémoire intellectuelle, morale ou spirituelle. Ainsi pourra-t-on parler d’un paradigme premier de la relation affective et religieuse avec la Terre-Mère, dans les communautés d’Amazonie. Dans les pays occidentaux, le rapport à l’outil constitue, quant à lui,  un paradigme déterminant pour penser l’évolution et l’affirmation de l’homme « maître et possesseur de la nature » – pour reprendre l’expression cartésienne, révélatrice et répandue dans les temps modernes.

En appeler, à propos du développement, à « autre paradigme culturel », c’est-à-dire à une autre manière de penser et de vivre le développement, requiert à la fois de déployer une approche critique du modèle technocratique dominant et de revisiter ce que nous portons dans notre mémoire communautaire : nos représentations et nos valeurs. Sachant que le monde contemporain peut être caractérisé comme étant une croisée des traditions et des cultures et que le développement économique de type occidental et libéral a lui-même imposé un rythme et des manières de faire qui ont privilégié l’outil ainsi que les logiques de productivité et de rentabilité, sur les relations à la nature et aux autres.

Il nous aura fallu connaître des crises, de plus en plus rapides et fortes, depuis deux générations, pour commencer à comprendre que le paradigme – ou le support – actuel du développement, tel que les pays occidentaux, dits « développés » l’ont mis en œuvre et imposé au monde, est lui-même en crise. La connexion des crises économique, écologique, financière, sociale et spirituelle, met en effet en lumière que le développement, entendu comme dynamique et épanouissement du vivant, a besoin d’une approche en termes de relations, de complémentarité, de contemplation et de gratuité et non pas uniquement de production et de consommation illimitées. La capacité de production et l’évolution permanente des capacités techniques ont été considérées comme le vecteur du progrès, compris comme une « amélioration » de la condition humaine. Les conséquences de cette conception, en termes de surproduction et d’épuisement de ressources naturelles et humaines, nous conduisent aujourd’hui à cette question majeure : n’y aurait-il pas un autre modèle, une autre manière de penser et de faire, dans laquelle la technique – productivité et bénéfices immédiats – ne serait pas considérée comme autorité déterminante mais comme instrument soumis au jugement moral des acteurs que nous sommes.

« On a tendance à croire que « tout accroissement de puissance est en soi « progrès », un degré plus haut de sécurité, d’utilité, de bien-être, de force vitale, de plénitude des valeurs. » (Romano GUARDINI, La fin des temps modernes, Editions du Seuil, 1952, p.92, cité par François dans « Laudato si », § 105)

 

Ce qui caractérise le « paradigme technocratique » du développement

Les premières révolutions industrielles, du XIXème siècle et du début du XXème siècle, ont été marquées par ce qu’on pourrait appeler « la promesse de l’illimité » : la découverte de la richesse des ressources naturelles, en Europe et dans les pays colonisés,  souvent réduits à la richesse de leur terre, au détriment de la richesse de leur humanité et de leurs cultures. L’exploitation et la transformation des minerais et des métaux, qui demeurent aujourd’hui encore les conditions premières du développement industriel, ont forgé une conviction fondamentale chez les promoteurs économiques et politiques de ce développement moderne : les réserves étant sans limite, la maitrise de l’homme sur le donné naturel est sans limite. Les pratiques manuelles laissant progressivement la place à des connaissances et à des techniques de plus en plus élaborées, se corrigeant et se perfectionnant sans cesse, le pouvoir exercé par la technologie et ses applications s’est amplifié au point de devenir une évidence et une « toute puissance ».

On peut dire que, dans ce « paradigme technocratique » du développement, la machine s’est imposée, dans toute la mesure où le perfectionnement, caractéristique de  l’inventivité, a été au service d’une plus grande richesse et d’un pouvoir toujours plus fort de l’homme sur les éléments naturels, de l’homme sur l’autre. Il y a donc bien, dans le terme « technocratique », choisi à dessein, dans l’Encyclique « Laudato si » (Cf. § 105, 106, 112), une évocation du pouvoir de l’homme et de sa volonté d’instrumentaliser la nature et les êtres, pour un enrichissement et une « domination » sur toute réalité, donnée, conquise ou construite.

La représentation de l’homme, sous-jacente à cette logique exponentielle de la main-mise sur toute réalité, a souvent été présentée, dans la culture occidentale, de manière plus ou moins ambiguë, comme celle d’un démiurge ou d’un dieu, « maître et possesseur de la nature et de sa propre humanité ». Il convient, à cet égard, de suivre la littérature et l’histoire de la philosophie occidentale, de la Renaissance au XIXème siècle, en passant par un cartésianisme prétentieux et un Siècle des Lumières qui porte le « programme moderne » de l’anthropocentrisme : viser à « tout savoir » pour parvenir à « tout pouvoir ». L’évolution  apparaît dès lors comme le fruit de la raison et rien ne semble pouvoir ou devoir arrêter cette domination, qui implique également une domination de l’homme sur l’homme. L’approche critique de cette posture moderne ne cherche, en aucun cas, à disqualifier les capacités de l’intelligence ou du travail humain, encore moins à justifier une thèse de type obscurantiste, selon laquelle la connaissance est un chemin de perversion et qu’il serait préférable de ne rien savoir ou de ne rien entreprendre… Il s’agit plutôt de se demander où nous conduit ce que nous découvrons et fabriquons : ce qui, à nos yeux, est porteur d’avenir et ce qui est chemin de mort. En d’autres termes, il s’agit de discerner et de choisir. Car tout ce qui est possible techniquement n’est pas toujours moralement souhaitable. La capacité technique, qui porte en elle une capacité de soumission, n’est pas nécessairement signe de progrès, ici entendu comme relation d’harmonie et de complémentarité heureuse entre les éléments et entre les vivants. Les effets destructeurs de l’exploitation réductrice des richesses naturelles, comme de la beauté des humains et de leurs cultures, sont là pour attester de ce que l’on nomme désormais l’anthropocène : les effets ambigus et trop souvent dévastateurs de l’action de l’homme sur l’univers.

Ce qui définirait « un autre paradigme culturel du développement »

Penser un « autre paradigme culturel » du développement (Cf. Laudato si § 108) nécessite de revisiter ce qui, dans notre mémoire communautaire et dans nos convictions, a été disqualifié ou laissé à l’abandon, comme n’étant pas ou plus digne d’intérêt – à tous les sens du terme. Nous portons, chacun, des fragments précieux de cette mémoire : une tisane de plantes médicinales, des fruits dégustés à même les arbres, l’odeur du bois d’un atelier artisanal et le geste de celui qui sait lire les lignes du bois… le plat de pommes de terre pour un jour de fête, le verre d’eau fraîche tirée du puits… Nos frères et sœurs d’Amazonie aiment à nous dire que « chez eux, on commence par le silence, afin d’écouter parler le vent, les oiseaux et la Terre-Mère… Certains paysans prévoient ce que sera demain en regardant le ciel. Certains professeurs savent détecter les capacités d’un enfant… Certains chercheurs portent en eux une intuition qui les conduit à relier des connaissances anciennes et des données nouvelles…Je me souviens de ce médecin urgentiste qui s’adressait aux personnes qui ont perdu connaissance en leur expliquant, en quelques mots, ce qu’il faisait pour les soigner : il disait avoir appris cela d’un vieux médecin qui « parlait le soin » avant de l’accomplir afin d’associer le patient lui-même au chemin de sa guérison. Ce sont des savoirs que l’on porte en soi et qui ne sont pas toujours explicites. Mais ils engagent un rapport au réel, au connu et à l’inconnu. Et, par-dessus tout, ils reposent sur une expérience humaine qui relie la mémoire et l’histoire concrète d’un échange.

On pourrait donc dire que les deux ancrages majeurs de ce nouveau paradigme culturel du développement sont la mémoire et la relation humaine. Mais il convient  également de tracer deux lignes, à partir de ces deux termes : la mémoire ouvre à l’espoir et la relation ouvre à la conviction. Ou, pour le dire en d’autres termes, la ligne « horizontale » qui unit la mémoire (le passé communautaire) et l’espoir (notre avenir commun) croise la ligne « verticale »,  qui relie les autres (la relation) et l’Autre (la conviction ou la foi). Il est clair que la « fonction de mémoire » honore la dimension communautaire de la terre et de la parole. Ce qu’a montré la réflexion du Synode sur l’Amazonie – et ce qui était déjà au cœur des Conférences Internationales (sur l’avenir des territoires, sur l’eau et sur les richesses naturelles) c’est qu’on ne peut plus penser le développement sans l’implication première et déterminante des communautés locales et sans une « responsabilité parlée », au sein de chacune d’entre elles.  La boussole que constitue le nouveau paradigme comporte donc quatre repères :

  • ce qui nous a été donné – ou confié ;
  • ce à quoi nous aspirons et pour lequel nous sommes prêts à « investir » ;
  • ce que nous avons appris des autres  – grâce à la rencontre et à l’échange –
  • et ce que nous inspire Celui de qui tout procède et en qui nous mettons notre foi.

On le comprend aisément, ce nouveau paradigme appelle à redécouvrir le temps, à prendre le temps et à vivre le temps – y compris et peut-être avant tout la patience nécessaire pour que murissent une graine, une idée, une personne.  Car il y a « un temps pour tout », comme le scande le Livre de Qoheleth : « un temps pour planter et un temps pour arracher le plant » (Qoheleth 3 ; 1 – 11). Le nouveau développement ouvrira à un nouveau rapport au temps. Il s’agit de rompre avec « la rapidacion »,  – expression qu’utilise le Pape François, dans sa langue d’origine et que l’on pourrait traduire par « l’accélération permanente » de toute activité humaine – pour un rythme re-trouvé de progression,  qui considère et respecte la respiration de chaque être. Nous avons le temps de notre vie, quelle que soit sa durée et ce qu’elle réussit à produire,  pour nous accomplir et pour participer à la croissance humaine, ce chemin d’alliance pacifique et pacifiée entre tous les vivants. Car c’est bien de cela dont il s’agit quand on parle de développement intégral.

Outre la boussole et ses quatre points référentiels, on pensera un développement qui soumet l’avoir (la finance) au devenir et qui refuse la thésaurisation stérile de celui qui accumule, en oubliant qu’il va mourir et que son « trésor » ne servira à rien.  « L’écologie intégrale », qui inspire ce nouveau paradigme culturel du développement, unifie les dimensions de la Création et de la vie. Elle requiert une éducation qui est un regard d’accueil et d’encouragement à tout ce qui vit et cherche à s’épanouir. Elle se fonde sur une contemplation qui est une bienveillance et une hospitalité à l’égard de tout ce (ceux) qui  cherche (nt) à s’exprimer et qui peine(nt) à trouver un chemin. Elle se donne comme une éthique et un mode de vie qui posent la sobriété comme la valeur centrale : il s’agit d’apprécier ce que nous recevons et de partager ce que nous avons reçu. Car là est la joie : dans la participation à la vie qui se donne et dans la célébration simple d’un « pain partagé ».

« Personne ne prétend vouloir retourner à l’époque des cavernes, cependant il est indispensable de ralentir la marche pour regarder la réalité d’une autre manière, recueillir les avancées positives et durables, et en même temps récupérer les valeurs et les grandes finalités qui ont été détruites par une frénésie mégalomane. » (Laudato si § 114)

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