Mag #5 5 – Cinquième numéro Comprendre
“Toute la démarche bio se développe en cohérence”
Les dominicaines du monastère La Clarté Notre-Dame de Taulignan, dans le diocèse de Valence, ont initié une démarche écologique depuis près de dix ans. Le regard qu’elles portent sur le travail au jardin, la vie quotidienne, les relations entre elles et avec les personnes extérieures en est profondément renouvelé. Rencontre avec sœur Dominique, prieure de la communauté.Par Florence de Maistre.
Qu’est-ce qui caractérise votre communauté ?
Nous sommes en Drôme provençale dans un paysage de vignes, de lavandes et d’oliviers, très agréable ! Notre communauté compte actuellement douze moniales de 31 à 85 ans, dont deux postulantes. Nous sommes dominicaines, contemplatives. Nous vivons dans une ancienne magnanerie où, à l’époque des grands soyeux de Lyon, on élevait des vers à soie. Au départ, elle était tenue par des religieuses qui recueillaient des orphelines. Des chanoines de l’Immaculée-Conception leur ont succédé, avant notre arrivée en 1956. Dans notre histoire, c’est important que ce site soit toujours resté un lieu de prière. Nous avons une petite hostellerie qui peut accueillir une vingtaine de personnes. Il y a à peu près dix ans, nous nous sommes vues confier les registres catholiques du diocèse d’Oran. Au-delà du secrétariat, c’est un travail très humain et très touchant : des personnes, majoritairement des rapatriés, recherchent des membres de leur famille et vivent des situations bouleversantes. Enfin, depuis une dizaine d’années, nous cultivons des plantes aromatiques : romarin, lavande, sarriette, hysope, verveine, etc. Des plantes locales, dans un esprit écologique.
Qu’est-ce qui a motivé la conversion écologique du monastère ?
Il y a d’une part, un côté très matériel et financier. Nous avions un fermage de vignes et de lavandins dont on ne s’occupait absolument pas. Notre fermier y a mis un terme. Nous nous sommes retrouvées avec ce terrain sur les bras et aucune d’entre nous n’était issue d’une formation agricole. Dans le même temps, nous venions de fermer notre atelier de reliure. Nous recherchions activement du travail depuis un an, lorsqu’on nous a interpellées : “Vous avez des terres, pourquoi ne feriez-vous pas des plantes aromatiques pour les tisanes ? Vous les feriez en bio, l’Église n’est pas en avance dans ce domaine”. C’était avant la publication de l’encyclique Laudato Si’. Notre vie est sobre, il y avait un terrain favorable à cette démarche et je portais déjà intimement le souci du respect de la planète. Mes sœurs ont tout de suite été ouvertes à ce projet ! Nous n’y connaissions rien du tout, nous avons beaucoup appris. Nous avons été aidées par la chambre d’agriculture, la Drôme étant l’un des départements les plus écolos de France, c’était déjà un atout. Nous disposions aussi d’un grand grenier pour le séchage des plantes. Nous avons beaucoup réfléchi, cherché du travail tous azimuts pour nous rendre compte que le Seigneur avait tout préparé, tout mis ici à notre portée. Nous avons vraiment accueilli ce projet comme un cadeau du Seigneur.
Comment votre démarche s’est-elle mise en place ?
Tout a été très progressif. Pour nous, il ne s’agissait pas d’une idée en l’air, de cultiver gentiment des plantes qui sentent bon ! Nous avons été très bien conseillées. Nous avons suivi des sessions de formation avec les organismes et partenaires bio proches de chez nous. Cela nous permettaient aussi de rentrer le soir, sans trop perturber la vie monastique. Nous avons toujours été bien accueillies, en tant que femmes et moniales de surcroît ! Comme nous avons le désir d’être prises au sérieux et de respecter profondément la personne qui choisit nos produits, nous travaillons sur la qualité et non sur la quantité. En bonnes Dominicaines, nous avons également repris des études pour approfondir l’intelligence de la foi et rendre compte de nos choix, de cette intuition des enjeux quant à cette façon de cultiver et de respecter la terre. Pendant un an, Fabien Révol, alors thésard, est venu nous enseigner la théologie de la Création entre écologie et Bible. Nous avons participé, avec lui, à la constitution du groupe de réflexion Oeko-logia, qui rassemble des laïcs et se réunit chez nous. Les moniales qui le souhaitent peuvent participer aux rencontres et aux partages. Nous avons aussi été très soutenues au départ par notre évêque [Mgr Jean-Christophe Lagleize], heureux de voir se développer un lieu de réflexion philosophique et anthropologique sur ce thème au service du diocèse.
Vous avez aussi rencontré Pierre Rabhi…
Comme nous nous interrogions sur la qualité de notre terrain, il nous a encouragées. Il nous a appris cette forme de culture du regard, très simplement et très doucement. Dans notre petit bois, il y avait déjà du romarin. Il pousse bien à l’état sauvage, il devait aussi se plaire en ligne ! Nous avons beaucoup appris de l’observation, avec patience, et surtout de l’écoute de la terre. Nous avons aussi été aidées par les sœurs de Solan [monastère féminin orthodoxe dans le Gard]. Elles avaient plus de dix ans d’avance sur nous ! Nous avons lié avec elles des liens fraternels forts ! Grâce à l’écologie, nous nous retrouvons sur l’essentiel, le plus profond, la Création. Nous échangeons aussi beaucoup avec nos voisins et rencontrons des personnes qui n’ont jamais mis les pieds au monastère. Ce qu’on fait est pris au sérieux, les raisons pour lesquelles on le fait le sont aussi. C’est notre petit apostolat ! Je suis très sensible à l’idée du respect de la terre qui mène à l’adoration du Créateur : c’est le chemin. D’ailleurs, dans son encyclique Laudato Si’, le pape reprend ce que je crois profondément : si on ne respecte pas la terre, on ne respecte pas l’homme. Si on ne respecte pas l’homme, on ne respecte pas Dieu. Et on peut lire cela dans l’autre sens. Tout est lié !
Quels choix avez-vous posé dans votre façon de travailler et de vivre ?
On fait tout à la main ! Nous avions un tracteur au départ pour restaurer la terre. Il nous sert toujours mais pour transporter du bois. Notre travail touche beaucoup les personnes que nous accueillons. Nous leur proposons de donner un coup de main au jardin. En silence, à nos côtés, elles font l’expérience des bienfaits de ces petits travaux : c’est énorme ! Nous voyons les visages qui changent et s’apaisent. Nous nous efforçons de respecter l’homme et de lutter contre la productivité. Nos voisins craignaient que l’on cherche à s’agrandir. Nous restons modeste, avec nos trois hectares de culture, notre petit bois et nos friches, très bonnes pour la biodiversité ! Ce travail répond juste à nos besoins et nous aide à gagner notre vie. Nous nous estimons aussi au service des gens, pour les accompagner dans cette nouvelle posture, sans abuser de notre pouvoir ! C’est notre part du colibri [légende amérindienne racontée par Pierre Rabhi] ! Notre vie monastique reste essentielle et prime sur tout. Nous ne sommes pas à un jour près pour planter, pailler ou récolter. Au cours de la Semaine sainte nous ne mettons pas les pieds au jardin. C’est comme ça qu’une année, nous avons perdu toute notre récolte de thym ! C’est dommage, mais ça n’a pas mis notre équilibre en péril. C’est un gage de notre paix. Retourner au jardin a aussi fait progresser notre vie fraternelle. Nous vivons mieux le respect mutuel, des rythmes, de l’autre. Toute la démarche bio se développe en cohérence. À quoi cela servirait de cultiver bio, si l’on conserve des pesticides à l’intérieur ? Le regard que nous portons, cette posture, imprime tout ce que l’on fait. Nous ne sommes pas encore à 100 % bio, il ne s’agit pas d’être cathare ! Nous sommes pêcheurs et cette faille nous maintient dans l’humilité ! Avec le 100 % bio, il pourrait y avoir un côté totalitaire, qui supprime toute la valeur initiale du respect. Nous faisons très attention à notre alimentation et avons beaucoup diminué notre consommation de viande. Nous étudions en ce moment les alternatives aux produits d’entretien.
Quels sont vos produits phares ?
Notre tisane verveine citronnelle est très bonne ! Nous proposons plusieurs mélanges de plantes, chacun sa préférence ! Nos huiles essentielles ont aussi du succès. Emmanuel Faber nous a offert notre distillateur, alors qu’il n’était pas encore directeur de Danone. Notre projet lui a simplement plu. Nous assurons la qualité du produit du plant ou de la bouture jusqu’à l’huile essentielle. Et nous développons celle de lavande, alors qu’ici c’est le lavandin qui pousse en plaine. La chambre d’agriculture nous a encouragé à essayer : la lavande a bien pris chez nous ! C’est tout un processus, il faut respecter la quantité de vapeur pour éviter d’agresser la plante. Certaines huiles essentielles ont un goût de brûlé, la vapeur a sans doute été lancée trop vite. Les parfumeurs le savent bien, la plante libère différentes molécules au début, en cours et en fin de distillation. Nous avons eu beaucoup de mal pour faire distiller nos petites quantités. Aujourd’hui, nous proposons ce service à d’autres. Ce ne sont pas des catholiques, mais ils trouvent la démarche sympa et la distillerie très bonne : cela fait une différence pour la vente sur le marché ! Il y a quatre ans, nous avons aussi planté des rosiers à parfums. Nous n’en avons pas encore assez pour faire de l’eau de rose, mais nous préparons des gelées originales et gourmandes.
Qu’est-ce qui vous encourage aujourd’hui ?
Le pape ! Quand l’encyclique est sortie, nous étions impatientes. Cela commençait à être difficile de rendre compte de notre choix de la culture bio, nous avions l’impression de ramer à contre-courant. Mais nous ne nous attendions pas à un tel document ! Nous nous sommes complètement reconnues dans ses propos. Grâce à l’association Oeko-logia, nous étions déjà bien éveillées à la diversité des approches et des interactions. L’encyclique nous a beaucoup apaisées. Nous nous sentions un peu comme saint Paul avec les Athéniens et le temple “Au dieu inconnu”. “Ce que vous vénérez sans connaître, voici ce que moi, je viens vous annoncer.” (Actes 17, 16-23). Nous savons pourquoi nous agissons : c’est de notre lien au Créateur et de notre dépendance filiale qu’il s’agit. Petit à petit, nous observons des changements autour de nous, des enherbements entre les rangs de culture. Les voisins utilisent de moins en moins de pesticides. C’est dans l’air du temps. Et tellement plus pour nous ! Évangile et écologie vont ensemble. Je retiens ces mots du pape : “s’engager dans l’écologie ne veut pas dire être vert, mais simplement chrétien”. Pour nombre de personnes, ce serait un truc en plus. Non ! C’est une façon de lire l’Évangile autrement. C’est un regard à approfondir ! Les chrétiens commencent à s’y mettre, les paroisses aussi avec le label Église verte : c’est réjouissant ! Car la situation est grave pour l’homme. La pandémie a son enseignement. “Qu’as-tu fait de ton frère ?” Cette phrase d’Évangile m’habite. Elle nous replace face à nos responsabilités. Nous avons un seul Sauveur, mais nous pouvons l’aider : il a besoin de nous, il est venu nous le dire !