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Mag #6
6 – Sixième numéro
Constater

Le travail, interrogations bibliques

Publié le 10 mars 2021

« À la sueur de ton front » (cf. Gn 3, 19) ! Les mots adressés à Adam par Dieu dans le jardin après qu’il a mangé du fruit défendu sont souvent ce qui vient spontanément à l’esprit quand on s’interroge sur ce que la Bible nous dit au sujet du travail. Il y a une dimension de peine et de douleur, associée à la nécessité de travailler pour vivre, dont l’auteur biblique pointe la réalité dès les premiers chapitres du livre de la Genèse en en faisant une conséquence du péché. Pourtant, la Bible a beaucoup plus à dire et à questionner sur le thème du travail. C’est d’abord Dieu qui travaille lorsqu’il crée. Le travail humain est donc collaboration à cet agir divin dans une finalité positive.

Avant même la chute, Dieu confie aux humains la mission de « cultiver le sol et le garder » (Gn 2,15). Mais puisqu’il s’agit d’imiter la façon dont Dieu œuvre, la Bible aide à dénoncer les injustices et les déviations qui apparaissent dans différentes formes de travail. Enfin, pour les chrétiens, les évangiles évoquent aussi le travail, notamment en nous rappelant que Jésus exerça le métier de charpentier.

Dans les deux récits de création de Gn 1-2, Dieu agit comme un artisan aux prises avec une matière informe de laquelle il fait naitre du « bon ». « La terre était informe et vide » (Gn 1,2) et Dieu crée toutes choses par séparation, de la lumière séparée des ténèbres, et du ciel et de la terre séparés des eaux d’en haut et des eaux d’en bas, jusqu’aux animaux et aux êtres humains, avant de se reposer « le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite » (Gn 2,2). Dans le second récit, l’image d’un Dieu « au travail » est encore plus frappante. « Le Seigneur Dieu modela l’humain avec la poussière tirée du sol » (Gn 2,7). Ailleurs dans l’Ancien Testament, on trouve des images de Dieu comme potier (Jr 18,6 ; Is 29,16 ; 43,7 ; 44,2) ou comme un vigneron qui plante et prend soin de sa vigne (Is 5, 1-7 ; 27,3 ; Jr 2,21).

Dieu « travaille » pour créer du « bon », et l’être humain y est associé, en quelque sorte comme « collaborateur ». Le travail humain est participation à l’œuvre de Dieu. Au début du second récit de création, il est écrit : « aucun buisson n’était encore sur la terre, aucune herbe n’avait poussé, parce que le Seigneur Dieu n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait pas d’homme pour travailler le sol » (Gn 2,5). Pour que les plantes poussent, que la vie se déploie, il faut à la fois la pluie donnée par Dieu et le travail des humains. Dans le récit du déluge (Gn 6 – 9,17), au moment où tout semble destiné à l’anéantissement en raison de la corruption et de la violence des hommes, Dieu appelle Noé à travailler à la construction d’une arche qui pourra héberger toutes les espèces et d’où pourra jaillir de nouveau la vie. Pour cette « re-création », le juste Noé apparait donc comme participant essentiel à l’œuvre divine. L’arche construite par Noé peut aussi être vue comme une belle icône de la mission confiée à l’être humain en Gn 2,15 de « garder » la terre, c’est-à-dire le créé, en même temps qu’il « travaille ». Le verbe hébreu shamar peut se traduire par « garder » mais aussi par « protéger, préserver, soigner », tandis que le verbe abad lui se traduit par labourer, défricher, travailler. Les deux sont posés ensemble et invitent à penser que la « garde » n’est pas une activité différente du travail mais en fait plutôt partie intégrale. Le travail ne doit pas pervertir l’œuvre divine et encore moins la détruire. Pour reprendre les mots de Laudato si’, le travail doit participer à prendre soin de la Maison commune.

Que ce soit dans de multiples commandements de la Loi ou dans des interpellations des prophètes, des questions de justice associées au travail sont posées. Placé au cœur du décalogue le commandement du sabbat revêt une importance particulière : injonction à suspendre toute activité chaque semaine pendant une journée pour exprimer l’appartenance à l’alliance avec Dieu, le créateur et le libérateur. Il s’agit bien de se défaire de la tentation d’idolâtrer l’œuvre de ses mains. Dans la version du livre de l’Exode, le précepte est associé à l’imitation de Dieu en sa création (Ex 20,11) tandis que dans celle du Deutéronome, de manière différente et complémentaire, c’est le souvenir de la libération du travail servile en Egypte qui est invoqué. Des préceptes détaillés de la Loi touchent à la protection des travailleurs : manière de traiter celui est contraint à travailler pour un autre en compensation d’une dette non remboursée – « tu ne l’asserviras pas à une tâche d’esclave » (Lv 25,39) – ; libération au moment du jubilé (Ex 21,2 ; Dt 15, 12) ; interdiction de pratiquer toute forme d’exploitation – « tu n’exploiteras par un salarié malheureux et pauvre, que ce soit l’un de tes frères ou l’un des émigrés » (Dt 24,14) – ; rétribution juste et sans attendre le lendemain c’est-à-dire en tenant compte des besoins du travailleur (Lv 19,13 ; Dt 24,15). Les prophètes ne manquent pas non plus de dénoncer les activités humaines qui violent les règles de la justice sous prétexte de faire un profit économique : abus des riches propriétaires qui cherchent à étendre leurs propriétés comme dans l’histoire de la vigne de Nabot (1 R 21, 1-6), commerce frauduleux et escroqueries qui affament les pauvres (Am 8, 4-7 ; Mi 6, 9-15) ; constructions pharaoniques entreprises par les rois au prix d’une servitude sévère imposée à leur sujets : « Malheur, s’écrie le prophète, à qui construit une ville sur le sang, fonde une cité sur le crime » (Ha 2, 12).

Dans les évangiles, le travail n’est pas abordé comme une thématique en soi mais il est significatif que Jésus soit présenté comme un « charpentier » (Mc 6,3), ayant travaillé de ses mains. Ses disciples également travaillaient, les uns comme pêcheurs (Mc 1, 16-20), un autre ayant la charge de collecteur d’impôts (Mc 2, 14). Il y a là une appréciation positive du travail humain et notamment des activités manuelles, en contraste avec la logique du monde gréco-romain qui les dépréciait. Les paraboles de Jésus font régulièrement allusions à divers métiers : la culture, l’élevage, la pêche, le commerce, le travail domestique mais aussi la gestion des biens, la médecine… Le travail est cette dimension inhérente à la vie humaine, lieu où naturellement se déploie l’annonce du Royaume de Dieu qui est la mission du Christ (cf Mc 1, 15), lieu où le Verbe lui-même se révèle, lui qui a « habité parmi nous » (Jn 1,14). Mais le travail n’est jamais une fin en soi, comme le rappelle la parabole du riche insensé : « insensé, cette nuit même on te redemande ta vie, et ce que tu as préparé, qui donc l’aura ? » (Lc 12, 20). Pour quoi travaillons-nous ? Et une autre parabole nous rappelle que le fruit du travail humain n’est jamais uniquement le résultat de son mérite : « Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre : qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment » (Mc 4, 26-27)

Grégoire Catta, directeur du Service national famille et société de la Conférence des évêques de France

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