La revue catholique internationale Communio a consacré en novembre-décembre 2020 un numéro complet à l’écologie intégrale, intitulé » Sauver la nature ? « . Paul Colrat est un collaborateur régulier des revues « Limite » et « Communio », fondateur du café Le Simone (espace culturel catholique, Lyon) et ancien président des Alternatives Catholiques. Il interviendra lors de l’Assemblée plénière des évêques en mars 2021.
L’engagement catholique en faveur de la nature tarde encore1. On observe certes des initiatives locales concrètes très louables, un «écohameau chrétien» à la Bénisson-Dieu, des «ateliers Laudato Si’ en actes» à Lyon et ailleurs, une résolution en faveur de la «conversion écologique» votée par les Scouts et Guides de France ou encore le label Église Verte qui encourage les paroisses à des gestes responsables2. Mais on ne voit pas d’initiatives massives, semblables à celles qui achètent des centaines d’hectares de forêt dans le Vercors pour les laisser en libre évolution3 ou qui libèrent des régions entières de l’emprise productiviste comme dans le Chiapas, on ne voit pas d’associations chrétiennes prier chaque jour devant les abattoirs pour que s’arrête la torture animale ni les évêques appeler les fidèles à retirer leur argent des banques finançant les groupes industriels qui polluent l’atmosphère. Nous sommes ainsi dans une situation contradictoire où les discours chrétiens en faveur de l’écologie sont florissants4 et où les initiatives concrètes se cherchent encore.
On pourrait se lamenter de ce retard, mais il est préférable d’en comprendre l’une des racines, qui n’est pas seulement la lourdeur administrative de l’institution ou les intérêts économiques contraires de ses fidèles les plus pratiquants, mais une méfiance à l’égard de l’idée même de «sauver la nature» qui a une part de légitimité car si l’on veut sauver la nature de l’emprise dévastatrice de l’homme, il faut aussi sauver l’écologie à la fois d’une certaine réduction à la nature et de ce qu’elle aurait d’humain, trop humain. Cela implique de se tenir en même temps à distance de la domination de l’homme à l’égard de la nature et de la simple restauration d’un état originel (mythique). Tel est le paradoxe général dans lequel se meut le souci chrétien de la nature: sauver la nature par autre chose qu’elle-même, sans se sauver de la nature. La foi chrétienne porte le sens d’un salut de la nature par le décalage à son égard alors même qu’un certain écart avec la nature est ce qui explique la crise écologique5.
Si le magistère manifeste depuis plusieurs décennies une claire préoccupation écologique, il ne la pense pas exactement comme un souci de se faire les sauveurs de la nature mais au contraire d’empêcher l’abus de l’homme sur elle. «Sauver la nature» ne consisterait pas à se faire les sauveurs de la nature, ce qui serait la dominer encore plus, mais permettre à la nature de se sauver de nous, en instaurant avec elle un nouvel «usage». Benoit XVI dans le paragraphe 48 de Caritas in veritate explique que l’environnement naturel est «donné» à l’homme pour qu’il en fasse «usage».
Si cette vision se perd, l’homme finit soit par considérer la nature comme une réalité intouchable, soit, au contraire, par en abuser.
Conçue comme Création, la nature implique à la fois que nous ayons un rapport avec elle, que nous puissions en faire usage, et en même temps que nous trouvions une norme de ce rapport, qu’il faut situer entre l’exploitation et l’absence – impossible – d’usage. Le 16 novembre 1970, Paul VI, premier Pape à parler explicitement de la crise écologique, déclare ainsi lors d’un discours à la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation):
Il a fallu des millénaires à l’homme pour apprendre à dominer la nature […]. L’heure est maintenant venue pour lui de dominer sa domination (§4).
Cette phrase contient une intéressante logique que l’on pourrait appeler l’abolition par redoublement6 : en redoublant la domination de l’homme sur la nature par une domination de l’homme sur lui-même, on abolit la domination sur la nature. Ainsi le Pape n’inverse pas la relation de domination de l’homme sur la nature en disant que la nature devrait maintenant dominer l’homme, il dit que la liberté de l’homme s’accomplit dans une éthique de soi. Par cette phrase le Pape s’inscrit dans des préoccupations écologistes qui habitaient certains milieux chrétiens personnalistes, comme Bernard Charbonneau qui écrivait en 1969 de manière étrangement semblable:
Un âge finit; celui de la lutte de l’homme contre la nature; il ne lui reste plus qu’à se connaître et à lutter contre lui-même. Ce n’est que s’il est capable de se dominer qu’il pourra désormais continuer de dominer la terre7.
La racine de la crise écologique tient donc à un certain rapport de domination à la nature, or ce rapport est déclaré contraire à la notion même de Création8. La domination dévastatrice de la nature est critiquée par la définition de celle-ci comme création, car si la nature est créée par Dieu, alors l’on ne peut pas la dominer comme si l’on était son Seigneur (dominus). Ainsi le rassemblement œcuménique de Bâle en 1989 admet que les chrétiens n’ont pas «adopté un style de vie qui montre que nous appartenons à la création de Dieu». Il y aurait donc un style de vie dont la Création serait la norme; la définition de la nature comme Création implique une norme éthique et politique qui passe a minima par le refus d’une domination aveugle.
De ce point de vue, tout en assumant le décalage avec la nature, l’encyclique Laudato si’ a posé une pierre définitive pour l’engagement des catholiques pour le soin de la «maison commune», tout en s’inscrivant dans une tradition qui remonte au moins à Paul VI.
Pour la tradition judéo-chrétienne, dire “création”, c’est signifier plus que “nature”, parce qu’il y a un rapport avec un projet de l’amour de Dieu dans lequel chaque créature a une valeur et une signification. La nature s’entend d’habitude comme un système qui s’analyse, se comprend et se gère, mais la création peut seulement être comprise comme un don qui surgit de la main ouverte du Père de tous, comme une réalité illuminée par l’amour qui nous appelle à une communion universelle9.
Le Pape rend ici pensable que l’on veuille sauver la nature sans sauver totalement la notion classique de nature. Alors que pour un ancien la nature est ce à quoi il faut être conforme pour se sauver, pour un chrétien la nature est créée et doit être sauvée par autre chose qu’ellemême; la nature n’est plus autosuffisante, elle est relative à un geste de Création et de Salut. Ainsi le chrétien est placé dans la nature non face à un objet ni même dans un simple lieu, fût-il propre, mais en position de recevoir un don. L’homme n’est donc ni un propriétaire ni une partie de la nature, mais un interprète et un responsable. Le responsable n’est pas celui qui domine mais celui qui entend un appel, qui soigne, c’est-à-dire qui accompagne une croissance, tel le jardinier auquel ressemble d’ailleurs le Christ ressuscité (Jean 20, 15).
Alors que le philosophe John Baird Callicott disait que l’on a aujourd’hui à nouveau besoin de philosophes pour penser la notion de nature, nous apportons avec ce numéro de Communio les contributions de quatre philosophes, d’un historien et d’une scientifique, ayant tous au moins un souci théologique, pour penser la nature dans son décalage avec la notion de création. Comme le rappelle Rémi Brague dans son article10, le décalage entre les notions de nature et de création n’empêche pas un certain «retour» à la nature, au sens d’un respect qui n’est pas mise à distance mais conscience que la nature est pour nous l’analogue d’une «sœur aînée». La notion de Création n’est pas selon Rémi Brague à comprendre dans le contexte d’une cosmogonie ou d’une cosmographie mais d’une cosmologie, autrement dit, il ne s’agit pas de formuler une hypothèse sur l’origine du monde ou d’en donner une description objective, mais d’en livrer le sens.
Néanmoins, par certains aspects, le refus de la notion classique de nature comme ordre définitif des substances éternelles rend ouvert aux acquis de la physique contemporaine qui soutient que l’univers connaît un principe d’entropie, que ses éléments sont instables, qu’il est en expansion, et qu’il laisse place à de plus en plus de contingence. Dans son article, Isabelle Rak11 suggère que le rapport de domination de la nature nie précisément sa définition évolutive, en s’efforçant de la réduire à ce que l’homme peut en maîtriser. Si l’on voulait fonder une éthique sur l’imitation de la nature entendue au sens de la physique contemporaine, il faudrait alors développer une éthique de la patience, imitant la lenteur du rythme avec lequel l’Univers se déploie.
La question du salut de la nature n’est pas tant celle du rachat de ses péchés que celle de notre manière d’y habiter, voire plus radicalement de la possibilité même d’y habiter. Cela rejoint ce que disait drôlement Bernard Charbonneau dans le dernier paragraphe du Jardin de Babylone:
La véritable entreprise de l’an 2000, ce n’est pas l’évasion dans la Lune, nous y serions d’autant mieux enfermés dans notre machine, mais l’installation sur terre12.
Jean-Luc Marion pense cette habitation dans le cadre de la fin de la métaphysique, qui est une certaine manière de réduire tout donné à un objet, c’est-à-dire à un concept dont on maîtrise tous les paramètres13.
Aussi bien son article que celui de Fabrice Hadjadj montrent qu’au fond on ne se sauvera de la crise écologique que par une nouvelle manière d’envisager la raison, comme raison contemplative pour l’un, accueillante au don pour l’autre. Tel est au fond ce que le christianisme peut apporter comme ressource pour surmonter la crise écologique, une forme de vie qui ne se détruit pas en s’efforçant de se perpétuer, mais qui au contraire est sauvée en acceptant de mourir à elle-même, c’est-à-dire de se convertir.
Pourtant, en analysant les infortunes du vocable «écologie intégrale» dans l’histoire récente, Florian Michel montre la conflictualité à laquelle se heurtent les récents développements de l’écologie chrétienne, conflictualité aussi bien interne qu’externe dans la mesure où les points de rupture surgissent aussi bien entre chrétiens qu’entre chrétiens et non-chrétiens14. Nous espérons avoir fourni ici quelques éléments pour se repérer dans ces débats et répondre pratiquement à l’appel à la conversion écologique lancé il y a déjà cinq ans par le Pape.
Communio, vol. 272, no. 6, 2020
1 On notera à cet égard que Communio a traité de bonne heure le thème de l’écologie, notamment avec le numéro 107 de Mai-Juin 1993, L’écologie – Heureux les doux.
2 Près de 500 communautés chrétiennes, catholiques, orthodoxes et protestantes, sont aujourd’hui engagées sous le label Église verte selon cinq niveaux d’engagements, qui vont de la « Graine de Sénevé » au « Cèdre du Liban ».
3 Sur cette initiative, voir Baptiste Morizot, « Raviver les braises du vivant. En défense des foyers de libre évolution », 2019. hal-02183915.
4 Citons, sans vouloir être exhaustif, Jean Bastaire, Fabien Revol, Gaël Giraud, Marie et Cyrille Frey, Marie-Hélène Lafage, ainsi que la revue Projet ou encore la revue Limite.
5 Sur ce point, voir l’article classique de Lynn Townsend White Jr, « Les racines historiques de notre crise écologique » reprenant sa conférence du 26 décembre 1966. Nous voulons montrer dans ce numéro que le souci chrétien de l’écologie ne se pense pas malgré la distance avec la nature, mais au sein même de cette distance.
6 On trouve un autre usage de l’abolition par redoublement chez saint Paul (Éphésiens 5) lorsqu’il demande aux
femmes d’être soumises à leur mari… et aux maris d’être soumis à leur femme. Il est notable que dans ce cas aussi il s’agit d’une abolition de la domination.
7 Bernard Charbonneau, Le jardin de Babylone, Saint-Front-sur-Nizonne, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002 [1969], p. 251.
8 Pour une écologie pensée à partir de la notion théologique de Création, voir les travaux de Fabien Revol, qui dirige la chaire Jean Bastaire à l’Université catholique de Lyon.
9 Laudato si’, § 76. Pour un commentaire de ce passage, voir l’article de F. Hadjadj, « Valeur et signification du blob » et le mien « Sauf la nature – De l’écologie à la sotériologie », respectivement p. 89 et p. 49 du présent cahier.
10 Voir « De la nature à la création, et retour », p. 31 du présent cahier.
11 Voir « Quand la science nous apprend la patience », p. 75 du présent cahier.
12 Bernard Charbonneau, op. cit., p. 258-259.
13 Voir « Habiter notre terre », p. 63 du présent cahier.
14 Voir « Écologie intégrale, écologie politique, christianisme – Remarques historiennes », p. 13 du présent cahier.