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Mag #12
12 – Douxième numéro
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« Notre force, c’est notre vécu » : paroles de personnes en précarité

Publié le 11 avril 2022
« Notre force, c’est notre vécu » : paroles de personnes en précarité

Des personnes en situation de précarité ou ayant connu la misère étaient présentes lors de l’Assemblée plénière des évêques en novembre 2021, au cours de la session « Clameur de la Terre, clameur des pauvres ».  Un petit groupe, rassemblé sous la bannière du réseau Saint Laurent, était à nouveau présent lors de cette Assemblée plénière du printemps 2022. Gisèle, Amelia, Dominique, Maryvonne et Marcel sont venus du Var, de Rennes et de La Flèche. Membres de Massabielle, du Puits, de la Fraternité Saint Laurent, de la Pierre d’Angle, du Secours Catholique et de l’Union Diaconale du Var, ils témoignent, chacun à leur façon, de leurs situations de vie et de leurs manières d’être et de prendre leur place au sein de cette assemblée, et en Eglise aussi.
Des mots parfois crus et qui bousculent, qui peuvent déranger mais qui sont toujours sincères. Une parole vraie, authentique et profonde aux accents synodaux, qui vient du cœur et des tripes, que nous vous partageons.


Présence à l’assemblée des évêques et place dans l’Eglise

Maryvonne : nous sommes ici parce que nous avons été invités. Nous avons l’espoir d’essayer de faire entendre la parole des pauvres. Il y a tellement de distance entre les évêques et nous. Nous essayons de nous hisser, nous sommes fiers d’être là, c’est un grand honneur qui nous est fait. Nous n’avons pas la même éducation, nous ne venons pas du même milieu… Nous, nous parlons avec nos petits mots et eux, ils parlent avec leurs grandes paroles. Nous avons du mal à nous faire comprendre et nous avons du mal à les comprendre. Moi, qui suis-je pour parler avec un évêque ? Je ne suis rien du tout par rapport à eux…

Marcel[1] : j’ai l’impression que les évêques connaissent Jésus mieux que nous, mais en réalité celui qui s’est fait pauvre, c’est Jésus-Christ, et celles et ceux qui ont une vie difficile, ils sont Jésus. Je dis toujours que lorsque je rencontre l’autre, c’est Jésus que je rencontre. Pour moi, les personnes sont comparables à des petites chapelles, au sein desquelles je prends le temps de parler et d’y déposer ce que j’ai envie de dire et aussi de recevoir. Qu’est-ce qui fait que je suis là aujourd’hui ? Personnellement je ressens vraiment une grande joie d’être ici et je crois que Jésus me donne cette une mission en me disant : « va donc les réveiller un petit peu ! ». Et je trouve que c’est important que nous puissions être là car sinon, nous restons des gens à part, nous n’existons pas… Et ça je ne peux pas l’admettre ! D’où je viens et ce que je suis aujourd’hui, je le dois à des rencontres, à des bons samaritains qui, un jour, sont venus me dire : « Marcel, tu es comme nous, tu peux t’en sortir », et ce que j’ai reçu, je veux le redonner, je trouve que c’est important. Récemment, j’ai rencontré mon évêque à sa demande. Je lui ai dit : « je ne viens pas rencontrer l’évêque, je viens voir l’homme », parce que j’estime que quand il se lève le matin, et bien il fait tout ce qu’on fait naturellement, il a les mêmes besoins que nous… Je pense que nous ne devons pas mettre les évêques sur un piédestal car sinon, pourquoi nous auraient-ils invités ?

Un jour, en rentrant de faire mes courses, j’étais dans mes pensées et je suis tombé sur un gars qui faisait la manche. Il était en short et portait des sandales. En regardant ses pieds, je me suis dit intérieurement : « dis donc il a les pieds propres ». Voyant que je regarde ses pieds, il me dit « tu regardes mes pieds ? », et je lui réponds « oui tu as les pieds propres ». Il me répond « tu sais, ici c’est mon église, où je fais la manche, et pour recevoir mes pèlerins, il faut que j’aie les pieds propres… ».

Il faut comprendre que, quand on a connu les difficultés de la vie, notre regard n’est pas le même. Notre passé est resté enfoui, on vit avec, et après avoir retrouvé la paix en soi, nous ne sommes plus dans le jugement et on peut dire les choses sans agressivité. Bien sûr, il arrive que surviennent parfois des débordements, quand on reçoit des réflexions par exemple, et c’est normal, car nous sommes des êtres humains. Le Christ lui aussi s’est fâché, il lui arrivait de se mettre en colère, par exemple quand il a renvoyé les marchands du temple, et contre ses propres disciples parfois…

Il s’agit d’une lutte : si on ne demande rien, on n’obtient rien et parfois, même si on demande, et bien on n’obtient rien… Nous avons l’impression de déranger or, la société, elle doit avancer avec tout le monde, les riches et les pauvres, comme le pape l’a écrit dans Fratelli Tutti. Dans l’Eglise tout tourne autour des sacrements mais ça manque d’humain, on doit pouvoir entendre la parole des pauvres dans l’église !

 

Gisèle : pour le moment ce n’est pas suffisant, je trouve qu’on n’a pas assez parlé de la place des personnes en précarité, mais j’attends la suite pour voir ce qui va être dit. Par exemple, je ne suis pas satisfaite de la manière dont les choses se passent pendant la messe du dimanche. Des choses ont été faites pourtant mais là, j’ai le sentiment que nous revenons en arrière : on ne veut pas laisser la place aux personnes en situation de précarité. Ça m’est arrivé de lire une lecture le dimanche. Je suis arrivée pour la messe et là on m’a dit « est-ce que tu veux bien lire une lecture ? ». Ils m’ont demandé ça parce qu’ils n’avaient personne d’autre sous la main, or une lecture ça se prépare à l’avance, on ne devrait pas choisir la personne à la dernière minute. Depuis, j’ai appris qu’ils préfèrent que ce soient des personnes qui savent mieux faire, du coup ce sont toujours les mêmes personnes qui font la lecture… Ça m’est arrivé de lire une lecture, bon bien sûr j’étais un peu intimidée mais au moins ça me permet de pouvoir m’exprimer en public. Mais maintenant, on ne me donne plus la possibilité de le faire. Pourtant, à la dernière assemblée plénière ici en novembre, j’ai lu un texte devant tous les évêques : donc les évêques acceptent que je lise devant eux, mais en paroisse je ne peux pas lire… Les personnes qui font partie du conseil paroissial ne nous acceptent pas, elles n’acceptent pas la présence du Secours Catholique. Il y a beaucoup de choses qu’elles n’acceptent pas, il y a un peu de jalousie sans doute, et ça c’est inacceptable…

Dominique : tout à l’heure, une personne a pris la parole pour dire qu’elle était inquiète sur la manière dont la foi s’exprime à travers les célébrations. Spontanément, je me suis souvenu d’un texte de saint Jacques que j’aime beaucoup, dans lequel il dit en substance « il n’y a pas de foi sans les œuvres et il n’y a pas d’œuvres sans la foi ». C’est un texte qui m’inspire beaucoup car nous pouvons être tentés de nous réfugier derrière l’expression de la foi uniquement à travers des cérémonies tout en laissant les œuvres de côté, or les œuvres c’est l’agir, c’est le faire, et si on ne lie pas les deux alors nous avons un problème…

Marcel : moi je suis très inquiet car j’ai l’impression que nous dérangeons. Bon moi j’ai l’habitude de déranger mais les personnes qui n’ont pas l’habitude et qui viennent témoigner, elles peuvent se sentir blessées et alors on ne les reverra plus. Nous avons une appréhension à dire les choses telles que nous les voyons et telles que nous les vivons… Une fois que nous nous sommes exprimés, on nous dit « oui oui, oui oui » mais nous ne sentons pas cette écoute qui devrait pourtant avoir lieu, alors on se dit « à quoi bon ? », or il ne faut jamais baisser les bras !

Souvent j’entends des militants qui me disent « moi je ne vais pas aller parler devant ces gens-là, pour qui ils vont me prendre ?». J’ai beau leur dire « ce sont des hommes comme toi, sauf qu’eux ils ont étudié la théologie, mais toi tu en sais peut-être plus qu’eux… », c’est très compliqué de faire évoluer la société dans ces cas-là. Pourtant la société elle doit avancer avec tout le monde, riches et pauvres, comme l’écrit le pape François dans Fratelli Tutti. Heureusement que nous avons un pape qui met la main à la pâte !

Dominique : très concrètement, dans ma paroisse, mon curé est un type super. Je lui parle souvent de la place des personnes en situation de précarité dans les paroisses. Alors il me répond : « mais Dominique, si demain j’impose ces personnes, j’explose la paroisse, car les paroissiens ne sont absolument pas prêts à entendre ce discours et il faut y aller progressivement, les convertir petit à petit, mais tu ne peux pas faire cela du jour au lendemain… ». Moi-même, lorsque je fais des interventions devant les paroissiens, je sens bien que j’agace, les gens disent « ah il va encore nous parler des pauvres… ». C’est un combat qui ne date pas d’aujourd’hui et qui existe depuis les origines. Le Christ lui-même en témoignait, « laissez-les venir à moi… », et insistait auprès de ses proches pour qu’on laisse les pauvres venir à lui… Maintenant il y a des choses qui bougent, il y a 4 ou 5 ans on n’aurait jamais imaginé ce que nous sommes en train de vivre là, tout est parti de Diaconia 2013 ici à Lourdes !

Marcel : les prêtres en général dans l’Eglise ils parlent des pauvres, mais ils en parlent parce que c’est une obligation. Autour de l’autel, tout tourne autour des sacrements, il n’y a pas assez d’humain. Or ça change tout si tu prends l’Evangile du jour et que tu l’habilles avec ce que vivent les gens. J’ai fait cette expérience-là dans ma paroisse, les gens m’ont dit « c’est ça qu’on doit entendre dans l’Eglise ! ». Mais il faut que le prêtre accepte, car certains ont l’impression qu’on veut leur piquer leur boulot…

 

Rapport à l’écologie

Marcel : quand on parle d’écologie… J’ai une amie qui m’a offert un rosier. Je l’ai planté avec les autres rosiers, mais il ne poussait pas. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je l’ai changé de place et je l’ai mis dans une autre terre, juste sous ma fenêtre, et là il est reparti. Je fais la comparaison avec l’être humain : quand une famille habite dans un taudis, elle n’a le goût à rien et elle peut rester comme ça pendant longtemps. Or il suffit que tu la changes de place… J’ai fait l’expérience avec une dame : elle habitait dans un taudis et elle a changé d’appartement. Le changement a été spectaculaire : elle a repris goût à la vie, elle a mis des cadres, des fleurs, des rideaux… c’était reparti ! Tout est là : quand on laisse les gens dans le désarroi, qu’on ne fait même plus attention à eux, ils restent là, ils sont inertes. Mais, quand on s’intéresse et qu’on s’occupe d’eux, tout peut changer, ça c’est de l’écologie !

Amelia : pour parler d’écologie, selon où on habite c’est différent… Quand on est entouré de béton on étouffe, on a besoin d’oxygène, de nature… Ici à Lourdes, c’est un havre de paix pour moi. Mais il y a un gros travail à faire. Je vis en ville à Toulon, et il n’y a pas de jardin participatif où je pourrais m’évader avec la terre, car j’aime bien cultiver les plantes, écouter les oiseaux… Je pense qu’on devrait davantage prendre en considération les pauvres. J’en fait partie et c’est politique tout ça ! Selon l’endroit où on habite et ce qu’on a comme retraite, c’est parfois dur de vivre… Par exemple aujourd’hui avec la crise de l’énergie on nous demande de baisser la température de notre logement et donc de se priver d’un peu de chaleur. Mais il faut arrêter ça : selon le type de logement où on habite, ça peut être difficile de se priver d’un peu de chaleur, car dans les endroits dans lesquels nous vivons, il n’y a déjà souvent plus de chaleur humaine…

Gisèle : au moment du premier confinement, nous avons vécu à 4 dans 45m2, 2 adultes et 2 enfants… Sans fenêtres donnant réellement sur l’extérieur, nous avons crevé de chaud dans notre appartement… Heureusement maintenant nous habitons dans 130 m2, et nous revivons ! Mais nous avons des difficultés pour joindre les deux bouts et nous avons fait une demande pour habiter en HLM. Nous vivons tous les 4 avec les 1185€ mensuels de notre RSA couple, et notre loyer est de 700€. Alors malgré les aides, c’est très difficile de vivre, manger, s’habiller, payer les factures…

Marcel : on n’a pas attendu 2022 pour faire de l’écologie ! Moi j’ai fait de l’écologie à partir de 10 ans : quand je faisais les poubelles, je faisais déjà du tri entre l’aluminium, le cuivre rouge, la ferraille et le carton, pour aller vendre ça. Donc je faisais déjà du tri sélectif, et je n’étais qu’un gamin ! Et cet argent là nous servait pour manger. J’étais l’aîné d’une fratrie de 7 enfants et il fallait bien aller au taf, donc on n’a pas attendu 2022.

Christophe (s’adressant à moi NDLR), grâce à ton travail, tu permets de faire connaître à la société ce que vivent les gens. En effet, nous avons besoin d’un relais qui témoigne du concret de ce que vivent vraiment les gens. Tu peux leur dire « j’étais à un rassemblement et voilà ce que j’ai entendu. Ces gens-là sont capables de changer la société ». Il nous faut des relais. Est-ce qu’il y a assez de relais dans l’Eglise ? Je ne pense pas.

En guise de conclusion

Gisèle : je suis heureuse d’être ici, j’aime Lourdes ! Je souhaiterais qu’on puisse plus nous entendre et mieux nous comprendre.

Amelia : je vous remercie pour cet échange et pour avoir recueilli notre parole. Je sais que ça va être un travail de longue haleine pour que nous soyons réellement entendus. Devant une certaine lassitude qui s’installe en moi, je souhaite que nous soyons un peu plus écoutés et qu’on arrête de survoler les problèmes, particulièrement ceux que vivent les personnes les plus précaires.

Maryvonne : au départ, je me demandais ce qu’on faisait là, franchement, j’étais très mal à l’aise avec tout ce beau monde… Et maintenant, je me pose la question : comment vont-ils faire une écologie avec les plus pauvres ? Je ne vois pas du tout comment ils vont s’y prendre… Les plus pauvres sont déjà écologiques je pense, de par la force des choses, et puis je pense aussi qu’ils ont d’autres préoccupations, bien plus importantes que l’écologie. Je tiens à remercier tous les évêques qui sont là et qui nous ont invités. Mais franchement, je me demande comment ils vont procéder pour faire entendre la voix des plus pauvres ?

Marcel : je pense à la source qui se trouve près de la vierge. Il me semble que notre Eglise est en train de se dessécher et la source, c’est vraiment ce que vivent les pauvres. Si les membres de l’Eglise viennent boire à cette source-là, alors une nouvelle germination va s’opérer, qui va permettre un changement radical. Il s’agit d’irriguer le terreau intérieur de chaque membre de l’Eglise, et surtout celui de ceux qui la président. Il faut leur rafraîchir la mémoire : le Christ ne se trouve pas que dans les livres mais dans la vie des gens. Lorsqu’une personne est humiliée, c’est le Christ qui est humilié. Les membres de l’Eglise ont besoin d’être évangélisés par les pauvres. Il ne s’agit pas de mettre les pauvres sur un piédestal, comme des personnes qui savent tout. Nous sommes comme tout être humain, nous avons nos défauts… mais notre force, c’est notre vécu. Or, si les responsables de l’Eglise ne s’emparent pas de ce vécu-là, alors nous resterons inertes, et nous aurons une Eglise qui restera comme ça, toujours à la verticale… On parle de l’Eglise, mais ce que je dis est pareil pour la société, c’est aussi bon pour les politiques…

Dominique : chacun d’entre nous doit apprendre à vivre avec et non pour. Je crois qu’un des grands problèmes de notre Eglise est que, souvent, on fait pour les pauvres et non pas avec les pauvres. Il faut que dans nos paroisses, au quotidien, on apprenne à vivre avec les pauvres. C’est bien de parler d’écologie mais je vais donner un exemple tout simple : organiser du covoiturage avec les personnes les plus pauvres qui ne peuvent pas se déplacer en milieu rural, ne serait-ce que pour les amener à la messe le dimanche, voilà un geste écologique !

Si des personnes en situation de précarité se trouvaient dans les instances de réflexion et de décision, il y en aurait bien une qui dirait « oui mais moi je suis désolé je ne pourrais pas venir, mon église est à 20 kms ». Alors là on commencerait à réaliser et à réfléchir à ce que nous pourrions faire pour arriver à faire les choses tous ensemble. C’est tout simple, mais je crois davantage dans des actions concrètes, qui nous permettent d’avancer petit pas après petit pas… Ça demandera du temps certes. Enfin, je suis habité par un mot, espérance, et par un autre qu’il faut prendre dans le bon sens, résistance, pas au sens guerrier mais au sens de la volonté de ne jamais baisser les bras !

 

Propos recueillis par Christophe Parel, journaliste, responsable de la communication du diocèse de Marseille

[1] Marcel Le Hir est l’auteur du livre Ceux des baraquements, publié en 2005 aux éditions Quart-Monde. https://www.atd-quartmonde.fr/produit/ceux-des-baraquements/

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