Mag #2 2 – Deuxième numéro Constater
La musique et la Création du monde
Les compositeurs, au cours des âges, ont été inspirés naturellement par le récit biblique de la Création, et le nom de Joseph Haydn vient spontanément à l’esprit comme auteur de l’oratorio célèbre « die Schöpfung = la Création ». Mais de nombreuses œuvres auxquelles on ne penserait pas d’emblée sont en elles-mêmes non seulement hommage à la Création mais révélatrices de ce qu’est la Création en son mystère le plus intime. Emmanuel Bellanger, ancien responsable du département de musique au Service National de la Pastorale Liturgique et Sacramentelle (SNPLS) de la Conférence des évêques de France et Président du comité artistique de Narthex.fr, revient sur ce lien entre Création et musique.
En 1923, Darius Milhaud (1892-1974) compose la musique d’un ballet intitulé : « La Création du monde ». L’argument, inspiré d’une légende africaine, est dû à Blaise Cendrars. Cette œuvre marque une étape dans l’histoire de la musique en ouvrant une route esthétique nouvelle. En effet, le début des années vingt connaît une véritable révolution : la découverte du jazz. Nous savons aujourd’hui tout ce que nous devons à ce style musical. Milhaud choisit d’écrire dans cette nouvelle manière pour traduire l’idée de Création : le rythme syncopé, le swing, le blues… Un nouveau monde est né, dont nous vivons encore. En traduisant musicalement la réalité de la Création par une forme de musique complètement nouvelle, Milhaud nous rappelle que la Création n’est pas un acte du passé, mais continue tout au long des âges ; pour cela, elle a besoin de tous, artistes, scientifiques, responsables à tous niveaux…
La musique est en soi acte de création : elle n’arrive à l’existence que si elle est « recréée » par les interprètes et par les auditeurs qui lui permettent de résonner au fond d’eux-mêmes. Nous savons que la partition n’est rien d’autre qu’une trace inerte. En ce sens, la musique est l’une des formes artistiques la mieux adaptée pour nous rappeler que la Création est d’abord un acte toujours à poursuivre.
En 1944, Olivier Messiaen (1908-1992) met le point d’orgue final à ses « Trois petites liturgies de la présence divine ». La fascination du compositeur pour la Création est bien connue, par exemple à travers les chants des oiseaux présents dans presque toute son œuvre. Ne pourrait-on pas voir dans les « Trois petite liturgies » une sorte de « Cantique des Créatures » du vingtième siècle ?
La troisième partie est entendue comme une louange au Dieu Créateur : le poème, qui est de Messiaen lui-même, est comme un psaume de louange et d’action de grâce. En voici quelques exemples :
« Tout entier en tout lieu… donnant l’être à chaque lieu… »
Dieu est présent partout dans sa Création, dans le temps infiniment petit ou infiniment grand : « Temps de l’homme et de la planète, temps de la montagne et de l’insecte… »,
Dieu est présent dans les bouleversements naturels : « De la profondeur une ride surgit, la montagne saute comme une brebis » (psaume 113A, verset 4).
Dieu est présent en toute créature, à commencer par le corps du poète lui-même :
« Dans la race cachée de mes cellules, présent,
Dans le sang qui répare ses rives… », allusion aux blessures qui se cicatrisent d’elles-mêmes.
L’œuvre se conclut sur une invocation qui résume pour Messiaen le sens réel de la Création : « Pour que je demeure en vous comme une aile dans le soleil. »
La partie centrale de ce troisième mouvement des « Trois petite liturgies » est un éclat de couleurs dont nous savons l’importance pour le compositeur :
« violet jaune, vision, voile blanc, subtilité, orangé-bleu, force et joie… »
La forme musicale de ce mouvement est la forme liturgique du Répons : c’est-à-dire une alternance entre des strophes toujours différentes qui se terminent par la même formule, un peu comme un refrain, tirée par Messiaen du Cantique des Cantiques : « Posez-vous comme un sceau sur mon cœur. »
La musique emploie toutes les techniques de composition contemporaines : le parler-rythmé, l’atonal, les clusters, le modal. La musique en elle-même dans la diversité de ses techniques de composition, traduit, dans l’inattendu de ce que l’on entend, la Création toujours en train de naître, toujours à accueillir, toujours à accompagner. Comme l’interprète responsable de la qualité de ce qu’il donne à entendre, comme l’auditeur invité à faire germer en lui ce qu’il reçoit, la Création est à accueillir et à poursuivre. C’est l’essence même de toute musique : action de grâce et louange.
Mais la musique peut être en elle-même et seulement en elle-même réalité vivante de l’acte de Création : dans le « Lux aeterna » de György Ligeti (1923-2006) qui date de 1966, la musique est intrinsèquement et uniquement processus de création : elle se construit petit à petit à partir d’une courte cellule qui se reproduit indéfiniment au point qu’on n’entend plus chaque note, mais l’ensemble en un son unique en perpétuelle transformation, belle image là encore de la Création que nous avons à respecter dans sa propre évolution. L’acte créateur est un acte fondateur, il se poursuit jusqu’à la fin du temps (selon le mot de Messiaen) ; les musiciens sont là, eux aussi, pour nous le rappeler.